De l'autre côté du lit: de la blouse blanche à la chemise d’hôpital

Horizonte
Édition
2022/20
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.20699
Bull Med Suisses. 2022;103(20):695-697

Publié le 17.05.2022

Etre de «l’autre côté», du côté des patients, est une expérience difficile et d’autant plus déstabilisante lorsque l’on doit échanger sa blouse et son stéthoscope pour une chemise d’hôpital. Peut-être choisissons-nous cette profession en partie pour ne jamais être de ce côté-là, pour repousser le destin à son maximum. Voici le témoignage anonyme d’une jeune médecin qui a vécu, de manière brutale et tragique, le fait d’être patiente*.
Diplôme fédéral de médecine en poche et début intense de thèse de doctorat MD, il est temps de lever le pied. C’est sur cette perspective que j’ai débuté 2022 et très vite mis en pratique cette nouvelle résolution. Cette année s’annonçait vraiment sous ses meilleurs auspices.
Tout bascula brusquement lorsqu’un soir je découvris des adénopathies sus-claviculaires sans autres symptômes associés. La panique m’a envahie. Etait-ce vraiment ce que je croyais? Jamais durant les études nous n’avions entendu qu’une telle localisation pouvait être bénigne. Malgré le rassurement de mes proches qui n’étaient pas du domaine des soins, l’angoisse et la panique ont persisté. Je savais pertinemment quel diag­nostic m’attendait. Ce ne sera que le lendemain tôt que je me suis présentée à l’hôpital universitaire pour lequel je travaille. En effet, il était tard et nous savons tous par notre expérience en blouse blanche qu’une prise en charge la nuit est plus compliquée.
Les consultations et examens complémentaires se sont enchaînés jusqu’au diagnostic de cette maladie onco­logique. Ce fut le choc, bien que depuis la veille je ne voyais pas d’autres possibilités. Une hospitalisation de 24 heures suivra et sera un cauchemar.

Déréalisation

J’étais fraîchement diplômée, mais je ne me sentais pas encore médecin. Toujours est-il qu’on me le rappellera à maintes reprises et je finirai par y croire: je suis médecin. Cette information ne sera jamais oubliée par tous les intervenants.
C’était tout de même le comble. Non seulement j’étais médecin mais en plus j’avais effectué un stage dans ce service qui allait désormais me suivre et pour boucler la boucle, j’étais en train d’y effectuer ma thèse de doctorat. Comment était-ce possible?
Ce fut bouleversée que je suis montée à l’étage couchée dans un lit. Désormais, j’étais handicapée dans ce lit avec un bracelet où figurait mon nom. Mais ça ne pouvait pas être possible. Ce n’était pas moi dans ce lit… Impossible. Handicapée car quand bien même nous pouvons marcher, «il est plus simple de faire les transferts en lit ou en chaise». Malade, non. Je ne me sentais pas malade, mais la réalité des images était autre. J’avais l’impression de voir les images d’autres patients, comme en stage.
Je me sentais désemparée de ce côté du lit. Que faisais-je de ce côté? Ma place devait être de l’autre côté avec les médecins, les soignants. Après tout, ce n’était peut-être qu’un cauchemar: j’allais tester le fonctionnement de cet hôpital universitaire de l’intérieur. C’est ainsi que j’ai eu l’impression d’être traitée comme un objet administratif plutôt qu’un être vivant.

Patient virtuel

La documentation médicale prend plus d’un tiers de la journée d’un médecin [1]. La qualité des soins est-elle dès lors compromise? Qu’en est-il de la satisfaction des médecins au travail? Toujours est-il que rien ne se fait sans dossier informatique.
C’est ainsi que je suis montée à l’étage à 20 heures: l’équipe infirmière ne savait pas quoi faire de moi. Mon dossier informatique n’était pas encore disponible. J’ai expliqué à l’équipe en détail tout ce qu’elle devait savoir, y compris la posologie de la Clexane. J’ai insisté pour avoir cette injection, or mon dossier n’était toujours pas disponible et quand cela a enfin été le cas, le médecin n’avait pas fait la prescription. Je l’ai obtenue à une heure du matin avec une vive douleur.
Cette sensation d’être avant tout un objet s’accentuera lors de la prise en charge chirurgicale en vue du diag­nostic histo-pathologique. Encore une fois, mon dossier informatique n’était pas disponible. Quelle poisse. L’angoisse, les larmes m’ont envahie à mesure que le temps passait, puis le chirurgien est arrivé, étonné de me voir en salle d’attente alors que j’aurais déjà dû être sur table. Je lui ai expliqué la situation et j’ai su plus tard qu’il avait haussé le ton pour que les choses bougent, pour moi, «une collègue». J’étais dévastée en arrivant en salle d’opération. Pourquoi tout ce stress? J’étais présente à l’heure: à cause de l’administratif, tout devait se faire dans la précipitation. L’aide-soignante me dira même: «Vous voyez, vous me faites écrire sur ma main [les paramètres vitaux].» Puis, l’anesthésiste me sautera dessus alors que je marchais encore en direction de la salle d’opération. On me mettra un stylo dans la main pour que je signe, couchée, les consentements. Le chirurgien me fera tout de même m’asseoir en voyant cette agitation et calmera le jeu.
Traiter des patients et non des images radiologiques ni des valeurs de laboratoire. Tel est ce que nous apprenons durant la formation de médecin.
Traiter des patients avant tout, tout en rendant le dossier informatisé utile à la prise en charge et non une barrière qui ralentit le flux d’information, accapare le temps et l’énergie des soignants devrait être la règle.

Ecoute et reconnaissance de ses limites

Onze secondes, tel est le temps qu’un médecin laisse au patient pour s’exprimer en début de consultation avant de l’interrompre [2]. Pourtant l’anamnèse est la clé principale et permet à elle seule de poser la majorité des diagnostics. Est-ce la pression du temps, de la paperasse ou encore la volonté de diriger le dialogue pour remplir les grilles préétablies qui empêchent le médecin d’écouter?
Bien que le médecin de l’étage m’ait dit à la visite «je vous écoute, dites-moi ce que vous avez compris» et que l’espace d’un instant, je ne me sois pas sentie une chose, la désillusion a surgi rapidement. Il ne m’a pas écoutée quand bien même j’ai été droit au but en utilisant du jargon. Il s’est attaché à me traiter un symptôme connu, qui ne me dérangeait guère et que j’ai ­précisé trois fois: le prurit. Je lui ai demandé ce qu’il pensait des lésions dermatologiques que j’avais et il s’est aventuré dans les syndromes paranéoplasi­ques. Définitivement, l’écoute était absente. Des lésions d’il y a deux ans ne pouvaient pas entrer dans ce tableau. Une médecin stagiaire 6e année lui a alors fait remarquer qu’il n’avait pas écouté. Cette situation fera écho à celle de la nuit, lorsque j’ai présenté ces lésions à la médecin de garde et qu’elle voudra les traiter sans chercher à savoir l’étiologie, s’obstinant à vouloir soulager ce prurit peu dérangeant. Il était évident que je n’arrivais pas à me faire entendre quant à mon souhait et à la nécessité d’un avis dermatologique avant de débuter tout traitement oncologique. Aussi ai-je sollicité l’aide d’un supérieur hiérarchique.
Médecin et tout savoir. Un idéal auquel on aspire, mais nous sommes avant tout humain et non des encyclopédies. Avoir connaissance de ses limites et admettre que nous n’avons pas toutes les cartes en main sont une force et non une faiblesse.

Empathie

L’empathie des soignants dépendrait-elle du niveau de formation? Paradoxalement, j’ai constaté que la femme de ménage, qui a priori n’a bénéficié d’aucun cours de communication, a été une des personnes avec le plus de compassion. Puis est venue une assistante en soins et santé communautaire et une unique infirmière; les médecins de l’étage ont été les moins adéquats.
Il a été montré que les étudiants en médecine en début de cursus sont ceux qui présentent le plus d’empathie. Puis plus l’on gravit les échelons, plus cette sensibilité s’estompe [3]. Est-ce la confrontation avec la réalité clinique? La charge de travail? Le déni de sa propre fragilité?
Les mots sont souvent difficiles à trouver quand un ­diagnostic nous rapproche dangereusement de la mort. Un simple regard de compassion, un simple mouchoir que l’on tend au patient, une simple présence malgré le ­silence et les pleurs semblent si ­anodins et pourtant ils donnent l’impression d’être considérés comme un être vivant plutôt que quelque chose.
Combien de fois ai-je vu les soignants désarmés face à mes pleurs. Certains ne poseront aucune question et feront juste leur «travail» et les gestes nécessai­res. D’autres essaieront de s’y aventurer mais en sortiront très vite en changeant de sujet et me lais­seront encore plus incomprise. D’autres voudront ­savoir et seront finalement plus atterrés que moi-même quand j’évoquerai mon diagnostic et mon jeune âge. Rares sont ceux qui mettront un pied dedans avec tact: disponibilité, écoute, partage de son temps.
Il est certain qu’avec toutes les connaissances acquises, il n’y a plus de place pour l’insouciance. Anticipation et essais de maîtriser la situation m’ont occupée au début de la prise en charge. J’ai ensuite été vite confrontée aux limites de la médecine, me resignant à vivre au jour le jour et à accepter ce qui allait venir.
Quand bien même cette hospitalisation fut ressentie comme un calvaire par manque d’empathie, la démar­che diagnostique n’aurait pas pu être plus rapide et tout au long de ce chemin, j’aurai et rencontrerai des étoiles bienveillantes qui rendront cette expérience de vie un peu plus supportable.
redaktion.saez[at]emh.ch
1 Golder L, Jans C, Ivankovic M, Kress J, Venetz A. Etude concomitante de SwissDRG sur mandat de la FMH 2019. [Available from: cockpit.gfsbern.ch/fr/cockpit/etude-concomitante-fmh-2019/]
2 Singh Ospina N, Phillips KA, Rodriguez-Gutierrez R, Castaneda-­Guarderas A, Gionfriddo MR, Branda ME, et al. Eliciting the ­Patient’s Agenda – Secondary Analysis of Recorded Clinical ­Encounters. J Gen Intern Med. 2019;34(1):36–40.
3 Neumann M, Edelhäuser F, Tauschel D, Fischer MR, Wirtz M, ­Woopen C, et al. Empathy decline and its reasons: a systematic ­review of studies with medical students and residents. Acad Med. 2011;86(8):996–1009.