Prise de position destinée aux professionnels de la santé

Traitement de la dépendance aux opioïdes: tests urinaires légitimes?

Tribüne
Édition
2022/10
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.20422
Bull Med Suisses. 2022;103(10):324-327

Affiliations
a Professeure de droit, Universités de Genève et de Lausanne; b Docteure en droit, chercheuse FNS, Université de Lausanne; c Professeure en médecine de l’addiction, Hôpitaux universitaires de Genève; d Master en sciences pharmaceutiques, candidate au doctorat, ­Université de Lausanne; e Maître d’enseignement et de recherche, Médecine des addictions, Centre Hospitalier Universitaire Vaudois

Publié le 08.03.2022

En Suisse, la dépendance aux opioïdes est traitée avec des médicaments tels que la méthadone ou la buprénorphine. Dans le cadre de ces traitements, des tests urinaires sont souvent effectués pour déterminer si les personnes concernées consomment en parallèle de l’héroïne ou d’autres substances. Or, ces tests sont contro­versés, tant d’un point de vue éthique, juridique que médical.
La prise en charge d’un syndrome de dépendance aux opioïdes (p. ex. héroïne) repose le plus souvent sur la prescription d’un traitement agoniste opioïde (TAO), tel que la méthadone ou la buprénorphine. Ce type de traitement permet d’éviter des décès, d’améliorer la qualité de vie des personnes concernées, de diminuer les cas d’infection, de favoriser le dialogue et le suivi thérapeutique et de réduire les risques sociaux ou pénaux associés à la consommation de substances [1]. En 2020, quelques seize mille personnes suivaient un TAO en Suisse. Dans le cadre de ces traitements, des tests urinaires (TUs) sont encore souvent effectués pour déterminer si les personnes concernées consomment en parallèle de l’héroïne ou d’autres substances. Cette pratique est controversée.
La présente contribution examine la législation suisse en la matière, en soulignant les divergences entre les cantons romands [2]. Au regard des connaissances ­juridiques, éthiques et médicales, nous réexaminons la légitimité d’imposer des TUs en cours de TAO. Nous laissons de côté la question clinique spécifique des TUs au moment de démarrer pour la première fois un TAO. Nous n’abordons pas non plus les TUs exigés dans d’autres contextes (p. ex. conduite automobile).

Les TUs dans le droit et dans la pratique

Les dispositions de la Loi fédérale sur les stupéfiants (LStup) et de son ordonnance en matière de TAO ­(OA­Stup) ne font aucune mention des TUs; ceux-ci ne sont donc pas requis au niveau fédéral.
Cependant, certains cantons imposent ou recommandent des TUs, sans faire de différence selon la phase du traitement, ce qui s’écarte des directives de la Société Suisse de Médecine de l’Addiction (SSAM) et des directives internationales de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) [3]. En effet, ces textes ne recommandent ou mentionnent les TUs que comme option en phase d’induction. Notre analyse des directives et documents de consentements écrits des six cantons romands a révélé que les TUs sont imposés par l’autorité en Valais [4], tandis qu’ils peuvent l’être par le médecin, à tout moment du traitement, dans les cantons de Neuchâtel, du Jura et de Fribourg [5]. La situation est différente dans les cantons de Vaud et Genève puisque la future directive vaudoise mentionne les TUs, mais sans les recommander expressément, tandis que la ­directive genevoise ne les mentionne pas du tout, renvoyant aux directives de la SSAM [6].

Admissibilité juridique?

Nous abordons ici successivement les TUs imposés par l’autorité et ceux que le soignant décide d’imposer.
Les TUs imposéspar l’autorité publique cantonale constituent une ingérence étatique dans la sphère privée protégée par les art. 13 de la Constitution fédérale (Cst.) et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, et plus largement dans le droit à la liberté personnelle garanti par l’art. 10 al. 2 Cst. L’atteinte est d’autant plus sévère lorsque le prélèvement d’urine a lieu sous contrôle visuel du soignant. De telles restrictions ne sont juridiquement admissibles que si elles se fondent sur une base légale, si elles visent un intérêt public et si les moyens imposés sont proportionnés au but recherché (conditions de l’art. 36 Cst.). En l’espèce, les cantons imposent ou recommandent le recours aux TUs dans des directives, qui n’ont pas force de loi. Déjà pour ce motif, l’ingérence viole les droits fondamentaux, dispensant d’examiner les deux autres conditions. Toutefois, même à supposer que les cantons corrigent cette lacune législative, nous sommes d’avis que des TUs ­imposés seraient tout de même disproportionnés. En ­effet, ils ne constituent pas le moyen adéquat pour ­atteindre le but visé, compte tenu d’alternatives permettant d’atteindre ces mêmes buts, tout en portant moins atteinte aux libertés personnelles.
Les TUs imposés par les médecins amènent à s’inter­roger sur la validité du consentement de la personne en traitement. En effet, le consentement à un TU ne saurait être qualifié de libre s’il a été obtenu sous la menace, par exemple de l’altération du cadre de remise ou, pire, de l’interruption du traitement, d’autant plus si la personne n’a pas l’option d’être soignée ailleurs. Des TUs imposés par le médecin doivent dès lors être qualifiés d’atteintes illicites, faute de justification. De même, les conventions entre les personnes et leurs soignants, par lesquelles elles s’engagent en tout temps à accepter des tests urinaires, ne sont pas valables, le consentement n’ayant pas été donné librement: la personne n’a pas d’autres choix que de les signer, dès lors qu’elle se voit privée de traitement si elle s’y refuse.

Justifications éthiques?

Un TU imposé repose sur une logique de menace (i.e. menaces de restrictions contraignantes, notamment en ce qui concerne les remises non supervisées). Or, conformément au principe de bienfaisance, l’intérêt à la santé physique et psychique de la personne doit être la priorité des soignants [7]. Va donc à l’encontre de cet intérêt toute interruption du TAO ou toute mesure décourageant son suivi régulier. En vertu du principe d’autonomie, il revient à chacun de décider comment structurer «son» TAO: un TU imposé porte atteinte à l’autonomie décisionnelle. Finalement, le principe de justice insiste sur l’égalité de traitement; à cet égard, le TU imposé discrimine un groupe de personnes d’ores et déjà stigmatisé.
Ethiquement, le traitement des addictions devrait se fonder sur une relation thérapeutique coopérative (principe d’autonomie), compréhensive (principe de bienveillance) et ouverte (principe de justice). Un rapport de confiance mutuelle doit se développer entre soignants et soignés. De meilleurs résultats thérapeutiques, aussi bien à court qu’à long terme, sont à attendre si la discussion est franche et égalitaire. Si la personne en traitement sait ne risquer aucune sanction en annonçant ses consommations parallèles, elle en parlera et obtiendra de la sorte l’aide dont elle pourrait avoir besoin.

Note des auteurs

Cette prise de position est une adaptation, destinée aux professionnels de la santé, d’un article juridique publié par Junod V, Baud C-A, Broers B, Schmitt-Koopmann C, Simon O. Tests urinaires dans le traitement médical de la dépendance aux opioïdes: Fin d’une pratique anachronique? sui generis. 2021;331–40.

Justifications médicales?

La principale justification médicale avancée pour fonder les TUs en cours de TAO est de contrôler si la personne poursuit un usage hors cadre médical de substances opioïdes (ou autres). La logique sous-jacente renvoie au concept traditionnel qui veut que le TAO «substitue» à la substance de rue, principalement ­l’héroïne non médicale, un médicament analogue, ici la méthadone ou la buprénorphine. Pour que le traitement soit considéré comme réussi, il faudrait que la «substitution» soit «complète», c’est-à-dire sans consommations parallèles. Le TU négatif établirait dès lors le succès recherché, tandis que le TU positif justifierait des mesures correctives.
Nous considérons une telle approche dépassée, car les TAO sont désormais conçus comme visant une maladie chronique, avec un suivi médical sur le long terme. Des mesures décourageant ce suivi régulier risquent d’engendrer davantage de rechutes graves (overdoses). Viser l’abstinence comme but prioritaire, plutôt que l’amélioration de la santé et de la qualité de vie, est donc non seulement contreproductif, mais potentiellement dangereux.
Une seconde raison d’aménager des TUs périodiques serait de quantifier la dose adéquate de méthadone ou de buprénorphine: un résultat positif du TU serait un indice d’un dosage insuffisant, puisque la personne poursuit des consommations parallèles. Les directives de l’OFSP – certes anciennes – font référence à un tel argument [8]. Toutefois, nous estimons que des consommations parallèles d’opioïdes ne suffisent pas en elles-mêmes à porter un jugement sur la dose du médicament prescrit. En effet, une personne peut souhaiter poursuivre une consommation récréative de substances illicites, peu importe la dose de TAO prescrite. Nous considérons également qu’une approche plus correcte consiste à se renseigner auprès de la personne en traitement pour savoir si elle estime ou non le dosage administré convenable.
De manière intéressante, certains sont d’avis que le TU sert à motiver la personne en traitement. Il est vrai que certaines personnes demandent à être testées, percevant un résultat négatif comme une «réussite». Elles se mettent alors d’accord avec leurs soignants pour mener de tels tests, soit régulièrement soit de manière aléatoire. Selon une étude de 2013 sur la perception subjective des TUs par cent personnes en TAO à Neuchâtel, 58% des sondés répondaient que les TUs méritent d’être continués, tandis que 32% étaient en faveur de leur diminution ou suppression [9]. Toutefois, le TU est un outil à double tranchant: si le résultat négatif du TU est perçu subjectivement comme une victoire, le TU négatif est vu comme une défaite ou une ­rechute, avec le risque correspondant de perte de motivation. Si l’accent est mis sur un paramètre qui ne devrait pas être prioritaire, le risque est celui de transmettre un message contreproductif: le TAO réussi est celui d’une personne abstinente.
Finalement, certains estiment que le TU sert à faciliter la discussion entre les personnes en traitement et les professionnels de la santé [10]. Consciente de la menace du test, chaque personne en TAO serait incitée à annoncer spontanément ses consommations, avec l’avantage d’être ensuite dispensée du TU. Ce dialogue déboucherait ensuite sur des modalités de traitement plus adaptées, par exemple par le biais d’un soutien psycho-social accru.
Nous sommes d’avis que le dialogue avec l’équipe soignante, effectivement crucial, devrait de toute façon être ouvert et exempt de menace. De plus, recourir à la menace du TU n’est pas sans risque, puisque la ­personne qui se sait positive risque de manquer ses rendez-vous [11]; elle pourrait aussi cacher les autres problèmes liés à sa consommation (p. ex. une ­infection) ou simplement elle falsifiera le test. La ­menace d’un TU biaise le dialogue, plutôt qu’elle ne le favorise.

Changement de perspective nécessaire

Les TUs reflètent une vision passée des professionnels de la santé. Selon l’expérience clinique et la recherche médicale, imposer des TU n’amène pas – dans la plupart des cas – les résultats espérés. Peu probants sur le plan scientifique, douteux sur le plan éthique et portant atteinte aux droits des personnes en traitement, les TUs ne sont plus mentionnés dans les recommandations internationales les plus récentes.
Nous recommandons dès lors que les autorités cantonales s’abstiennent d’imposer ou de recommander des TUs en cours de TAO. Ce n’est que si la personne en ­traitement en fait la demande que le TU est à introduire selon les modalités qui conviennent à cette dernière, tout en soulignant les limites intrinsèques de ces tests, notamment si ceux-ci sont conçus comme soutien motivationnel.
Nous prônons aussi la révision des directives cantonales qui devraient confirmer explicitement que des consommations parallèles peuvent toujours être annoncées spontanément sans risque de sanction.
Point non abordé jusqu’ici, nous rappelons que le médecin qui doute de la réalité d’une consommation préexistante d’opioïdes demeure libre de recourir à un tel outil diagnostic avant de débuter le traitement; ceci à l’instar de toute autre mesure diagnostique utile à la prise en charge.
Les experts que nous avons consultés lors de l’élaboration de cette prise de position appuient ce point de vue. Que ce soit en milieu pénitentiaire, en psycho­logie ou en addictologie, ces cercles spécialisés confirment qu’un changement de perspective doit être soutenu. Les TUs ne doivent pas être détournés à des fins non médicales de contrôle. Dans les cas ou leur utilisation apparaît utile, il s’agit d’encourager une démarche qui place la personne soignée en interlocuteur fiable et acteur à part entière de son traitement.
Prise de position soutenue par
Association Suisse de Psychologie des Addictions (APS);
Conférence des médecins pénitentiaires suisses (CMPS);
Fachverband Sucht, Verband der Deutschschweizer Sucht­fachleute; Groupement romand d’études des addictions (GREA);
Praticien Addiction Suisse: Collège Romand de Médecine de l’Addiction (CoRoMA); Forum de la médecine de l’addiction de Suisse centrale (FOSUMIS); Forum de la médecine de l’addiction de Suisse du Nord-Ouest (FOSUMNW); Forum de la médecine de l’addiction de Suisse de l’Est (FOSUMOS); Ticino Addiction;
Société Suisse de Médecine de l’Addiction (SSAM).

L’essentiel en bref

• Les personnes présentant un syndrome de dépendance aux opioïdes sont traitées par prescription d’un opioïde de longue durée d’action. Ces traitements agonistes opioïdes (TAO) préviennent des décès, améliorent la qualité de vie et réduisent les cas d’infection, notamment.
• Dans le cadre de ces traitements, des tests urinaires (TUs) sont utilisés pour déterminer si les personnes traitées continuent de consommer d’autres substances. Or, ces tests sont controversés, affirment les auteurs.
• Les TUs portent atteinte aux droits des personnes en traitement et ne sont plus mentionnés dans les recommandations internationales les plus récentes.
• Les autorités cantonales devraient s’abstenir d’imposer ou de recommander des TUs en cours de TAO. Le TU n’est à introduire que si la personne en traitement en fait la demande. Les limites de ce test en tant qu’outil motivationnel doivent être précisées.
• Que ce soit en milieu pénitentiaire, en psychologie ou en addictologie, un changement de perspective doit être soutenu. Les TUs ne doivent pas être détournés à des fins non médicales de contrôle.

Das Wichtigste in Kürze

• Menschen mit einem Opioidabhängigkeitsyndrom wird ein langwirksames Opioid verschrieben. Diese Opioid-Agonisten-Therapien (OAT) verhindern Todesfälle, verbessern die Lebensqualität und verringern die Zahl von Infektionen.
• Im Rahmen dieser Behandlungen werden Urintests (UTs) verwendet, um festzustellen, ob die behandelten Personen weiterhin andere Substanzen konsumieren. Gemäss den ­Autorinnen sind diese Tests jedoch umstritten.
• Die UTs verletzen die Rechte der behandelten Personen und werden in den jüngsten internationalen Empfehlungen nicht mehr erwähnt.
• Die kantonalen Behörden sollten davon absehen, UTs während einer OAT anzuordnen oder zu empfehlen. Der UT ist nur einzuführen, wenn die in Behandlung befindliche Person dies beantragt. Ausserdem sollte aufgezeigt werden, wo die Grenzen dieser Tests als Motivationsinstrument liegen.
• Ob im Strafvollzug, in der Psychologie oder in der Suchttherapie – es muss ein Perspektivenwechsel angestrebt werden. Die UTs dürfen nicht für nichtmedizinische Kontrollzwecke missbraucht werden.
Carole-Anne Baud
Post-doctorante
Université de Lausanne
CH-1015 Lausanne
CaroleAnne.Baud[at]unil.ch
 2 L’analyse de la règlementation en Suisse alémanique et au Tessin fera l’objet de recherches ultérieures.
 4 VS: Directives du département de la santé, des affaires sociales et de la culture – Traitements de substitution pour personnes dépendantes d’opiacés. 2016;2. Office du médecin cantonal, Contrat thérapeutique multipartite fixant les modalités des traitements par substitution aux opiacés. 2. Une analyse préliminaire montre que des directives similaires existent également en Suisse alémanique, par exemple à Saint-Gall: Merkblatt für die Bewilligung opiatabhängiger Personen im Kanton St. Gallen. 2010;3.
 6 VD: Directives du Médecin cantonal concernant la prescription, la dispensation et l’administration des médicaments soumis à la législation sur les stupéfiants destinés à la prise en charge de personnes présentant un syndrome de dépendance. projet 2021 (pas encore publié). 7; GE: Directive sur la prise en charge médicamenteuse des personnes toxicodépendantes. 2013;VI.
 7 Beauchamp TL, Childress JF. Principles of Medical Ethics. 8th ed. New York: Oxford; 2019, p. 217.
 9 Blaser M-C, Pelet A. Etude présentée à la 13e journée d’addictologie du 20 mars 2014 des HUG.
10 American Society of Addiction Medicine, Appropriate Use of Drug Testing in Clinical Addiction Medicine – Consensus Statement. 2017;5.
11 Dans l’étude citée en no 9, 87% des personnes en traitement ont déclaré que les TUs les poussaient parfois à manquer leur rendez-vous.