A propos de l’après-COVID

Le lien et l'amour plutôt que la compétition et l'héroïsme?

Horizonte
Édition
2021/49
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.20296
Bull Med Suisses. 2021;102(49):1683

Affiliations
Dr méd., membre de la rédaction

Publié le 07.12.2021

A l’occasion de la pandémie, phénomène qui impacte la marche du monde depuis deux ans et qui n’a pas fini de le faire, deux personnalités médicales françaises dialoguent sur ce que cela change et va changer. Xavier Emmanuelli est cofondateur de «Médecins sans frontières», généraliste et intensiviste; il a créé le SAMU ­social de la Ville de Paris et a été un acteur politique (Secrétaire d’Etat, 1995–1997). Boris Cyrulnik, neuro­psychiatre et essayiste, est une figure de la scène ­intellectuelle française actuelle, traitant de nombreux thèmes psycho-sociologico-sociétaux. Il a notamment rendu familier le concept de résilience. Dès les premières pages, ils plantent le ­décor – pandémique –, soulignant que la crise du COVID-19 doit servir à repartir de zéro: «Nous ne sommes pas entrés égaux dans cette crise. Certains d’entre nous ont bénéficié de facteurs de protection. D’autres portaient des facteurs de vulnérabilité. Mais tous nous devons tourner la page pour récrire une ­histoire nouvelle.»
Xavier Emmanuelli et Boris Cyrulnik
Se reconstruire dans un monde meilleur
Paris: Ed. HumenSciences; 2021, 176 pages.
A l’aide de trois formes de résilience, individuelle, sociale et naturelle, il s’agit d’élaborer une dynamique autre. Un aspect important de ce changement (qui parle à l’auteur de la présente recension) est qu’il faut réhabiliter la notion de l’homme sensible de Pascal et s’éloigner de l’homme-machine de Descartes. Avec d’autres, les auteurs appellent à cesser la course folle de la compétition et de la croissance à tout crin… et mettre à la place, comme bases de la vie en communauté, l’amour et le lien social. Un beau programme!
Boris Cyrulnik traite de sujets sur lesquels il écrit: «Un enfant ne devrait pas regarder d’écran avant trois ans, car, dans cette phase préverbale, le petit se pétrifie devant l’image.» Les enfants dont les babysitters sont des écrans éprouvent des difficultés à se socialiser, alors que ceux qui ont écouté, parlé, eu des échanges – et des conflits – avec des êtres humains sont bien mieux ­préparés. Est évoqué le problème de la pornographie, notamment sur les réseaux sociaux, auxquels beaucoup d’ados sont exposés très tôt. En tant que généraliste, Xavier Emmanuelli réoriente, lui, son regard de la réponse à l’urgence vers la prévention. Ralentir. Il met aussi l’accent dans les soins sur le temps long de l’accompagnement. Faisant référence, au début de la pandémie, au drame des personnes en maisons de soins, âgées en particulier, qui ont été privées de contact avec leurs proches.
Aujourd’hui, «Le monde est le résultat de la violence. C’est elle qui a dessiné les frontières et imposé les [idéologies]. C’est la violence administrative qui a permis la montée des systèmes totalitaires.» Xavier Emmanuelli dénonce la brutalité virile, partie intégrante de nos sociétés qui l’ont érotisée tout en la rendant ­héroïque. Or, dit Boris Cyrulnik, «l’héroïsme est un signe de pathologie sociale». Voilà une formule qui ­interpelle. Parmi les défis urgents, ils évoquent aussi le ­dérèglement du climat, dont le soulagement passe par les alliances et les échanges plutôt que par la concurrence.
Beaucoup autour de nous, y compris de multiples mouvements dans la société civile, sont d’accord avec eux. Mais le fait est que les solutions n’émergent que par bribes et morceaux, à partir de milieux qui ne sont pas parmi les «grands et puissants». On voit de fortes déclarations dans les programmes politiques mais les concrétisations s’avèrent compliquées et lentes.
Cet ouvrage est à la fois une conjonction et une confrontation intéressantes des contributions de deux médecins aux trajectoires bien différentes. Plus de 150 pages de dialogue assorti d’illustrations en noir et blanc, le tout sur un mode quelque peu grinçant, qui correspond bien aux enjeux actuels. En guise de conclusion, je citerais ce passage du livre: «Un être humain accompli se sait mortel et produit quelque chose de particulier: du sens et de l’amour, de la sociabilité et de la transcendance.»
jean.martin[at]saez.ch