Liaisons dangereuses: les hôpitaux étatiques et leurs prestations ambulatoires hors milieu hospitalier

FMH
Édition
2021/39
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.20120
Bull Med Suisses. 2021;102(39):1256-1258

Affiliations
a Dr en droit, avocat auprès de l’étude Poledna RC AG, Zurich; b Dre en droit, juriste au Service juridique de la FMH

Publié le 28.09.2021

Cet article traite des prestations fournies par les hôpitaux de droit public. Jusqu’à ce jour, ils les fournissaient à titre stationnaire (avec séjour hospitalier) ou «intra-­muros» dans le secteur ambulatoire hospitalier. Une enquête des auteurs a permis de constater la tendance de ces hôpitaux à fournir également des prestations ambulatoires «extra-muros». Dans ce contexte, les auteurs rappellent la nécessité d’examiner les conditions spécifiques relevant du droit constitutionnel et de les respecter.
«Ne serait-il pas mieux que le détenteur de la puissance publique se limite, de manière générale, à créer les conditions qui garantissent la plus grande marge de manœuvre possible aux connaissances et à l’initiative des individus de telle sorte qu’ils puissent eux-mêmes les planifier afin de parvenir au meilleur résultat?» Telle est la question qu’avait posée en 1944 l’économiste et futur titulaire du prix Nobel Friedrich A. Hayek dans un contexte de lutte entre économie planifiée et libéralisme [1]. 70 ans plus tard, notre situation actuelle est certes différente, et pourtant, les conclusions du Conseil fédéral rappellent un peu l’avis de Hayek lorsque notre gouvernement écrit que, du point de vue macroéconomique, «il n’est pas néces­sairement optimal» que l’Etat possède et dirige lui-même des entreprises [2]. Néanmoins, des tendances contraires à ce principe se manifestent actuellement dans de nombreux secteurs économiques [3].
Dans ce contexte, les auteurs de ces lignes se sont demandé quelles tendances se dessinent aujourd’hui dans le domaine de la santé, et comment les plus grands acteurs étatiques du secteur de la santé – in casu les hôpitaux de droit public – se comportent à cet égard. Ils ont publié en avril dernier dans la revue «Pratique Juridique Actuelle» (PJA) les résultats de leur ­enquête ainsi que leur analyse juridique sur ce thème dans un article intitulé «Staatliche Konkurrenzierung Privater mit spitalungebundenen ambulanten Leistungen» [4]. Nous vous présentons ci-après l’analyse ­juridique de cette enquête.

Expansion des prestations ambulatoires hors milieu hospitalier

Après avoir lancé une enquête par sondage au cours du deuxième semestre de l’année 2020 auprès de 33 hôpitaux de droit public de Suisse alémanique [5], les ­auteurs ont pu en déduire la thèse selon laquelle les ­hôpitaux étatiques concurrencent de manière croissante les prestataires privés dans leurs domaines d’activités habituels. Il a été étudié si et comment des prestations ambulatoires hors milieu hospitalier sont proposées par des hôpitaux de droit public dans des secteurs où des acteurs privés garantissent ­traditionnellement la fourniture de soins de santé à la population.
Le résultat de cette enquête mérite de retenir notre attention dans la mesure où, d’une part, la plupart des hôpitaux de droit public de Suisse alémanique offrent des prestations ambulatoires hors milieu hospitalier – à savoir qui ne sont pas proposées «intra-muros» dans les locaux de l’infrastructure hospitalière – et entrent ainsi en concurrence directe avec l’offre de prestataires privés et, d’autre part, les acteurs inter­rogés continueront également d’exploiter ce domaine à l’avenir, voire étendront encore davantage le champ de ces prestations.
La forme précitée de fourniture de prestations ambu­latoires est à distinguer de la fourniture de soins re­levant du secteur dit «ambulatoire hospitalier» des ­hôpitaux. S’agissant des formes de prestations ambulatoires analysées dans cette enquête, il s’agit de l’étude d’un phénomène qui se situe en dehors de l’ordre traditionnel où coexistent des prestations privées et des prestations étatiques dans le domaine ambulatoire d’une part, et dans le domaine stationnaire/ambulatoire hospitalier d’autre part. Du point de vue juridique, la question décisive est de savoir sous quelles conditions de telles participations au marché par des hôpitaux de droit public sont admissibles, et comment cette situation peut être gérée.

La tendance existe – comment gérer la situation?

Lorsqu’on étudie l’approvisionnement de la population en prestations ambulatoires hors milieu hospitalier, on ne constate guère de responsabilité étatique en matière de garantie des soins [6]. Néanmoins, des hôpitaux de droit public ont décidé de s’engager sur différents marchés de prestations de santé hors milieu hospitalier, et entendent y participer. Il va sans dire qu’à l’heure actuelle, les hôpitaux sont dirigés selon les règles de la gestion d’entreprise, mais puisqu’ils sont en mains publiques, il s’agit d’entreprises publiques – ce qui fait une différence sur le plan juridique: en effet, les entreprises de ce genre, tout comme leurs propriétaires, sont liées entre autres par des principes de droit constitutionnel. Ce point est important lorsqu’une activité étatique entre dans le domaine de l’économie privée, resp. lorsque des acteurs étatiques veulent étendre leurs champs d’activités traditionnels, ou veulent soudainement fixer de nouveaux axes prioritaires pour leurs activités [7].
Il faut cependant relever que la jurisprudence actuelle du Tribunal fédéral (TF) n’accorde aucune protection à un particulier contre la concurrence étatique: si une entreprise étatique disposant des mêmes droits et obligations qu’un entrepreneur privé entre sur le marché et concurrence ainsi cet entrepreneur, le TF considère que ce dernier fait seulement face à un concurrent supplémentaire. De l’avis du TF, il n’en résulterait aucune restriction de la liberté économique individuelle – du moins aussi longtemps «que l’offre privée n’est pas évincée par la mesure étatique» [8].
A la lumière de la tendance actuelle des hôpitaux de droit public à proposer des prestations ambulatoires hors milieu hospitalier, cette jurisprudence du TF peut signifier que des prestataires privés qui sont concurrencés par des offres correspondantes d’hôpitaux étatiques ne pourraient pas bénéficier de la protection conférée par les droits constitutionnels fondamentaux. Respectivement, les prestataires privés ne pourraient faire valoir une telle protection que si, du fait de la concurrence étatique, l’existence même de leur entreprise était en jeu. Cela signifierait que certains prestataires se verraient contraints de renoncer à leur activité ou de se réorienter en raison de l’existence d’une nouvelle offre étatique.
Or, il est non seulement difficile d’apporter la preuve qu’une menace existentielle pèse sur une entreprise pour être en mesure d’invoquer la protection conférée par les droits fondamentaux, mais il faut en outre tenir compte du problème pratique, à savoir que les entrepreneurs concernés n’ont guère de possibilités d’interjeter recours (p. ex. sous la forme de décisions attaquables en justice). Dès lors, tout acteur qui doit apporter la preuve qu’il a été évincé du marché, et qui doit obtenir un objet sujet à contestation durant des années par la voie judiciaire [9], est confronté à une tâche ardue.

Liaisons dangereuses

Mais quelles sont les possibilités qui restent envisageables si le prestataire individuel ne peut pas se défendre contre la concurrence étatique naissante? Dans ce cas, selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, les acteurs concernés doivent attaquer en justice les abus potentiels par le biais de moyens juridiques relevant du droit de la concurrence – en particulier du droit des cartels.
En outre, des exigences de droit constitutionnel existeraient pour l’entrée d’entreprises publiques sur le marché. Une base légale suffisante définissant avec suffisamment de précision les domaines d’activités propres à l’entreprise est nécessaire, de même que l’existence d’un intérêt public, et le respect du principe de proportionnalité [10].
Or, justement en ce qui concerne ces dernières prescriptions s’appliquant à l’entrée sur le marché, il existe des vices manifestes dans le secteur de la santé. Du point de vue du droit constitutionnel, une condition nécessaire est la définition, avec suffisamment de précision, des domaines dans lesquels l’activité étatique relevant de l’économie privée doit se dérouler, et les ­activités correspondantes doivent être également clairement délimitées.
Une analyse de la législation cantonale sur les hôpitaux et la santé montre toutefois que, pour les prestations ambulatoires hors milieu hospitalier fournies par des hôpitaux de droit public, cela n’est guère le cas jusqu’à présent. De même, dans la pratique, un sujet n’a pas été discuté à ce jour: le fait que l’admission et l’exercice, par des hôpitaux de droit public, d’une offre de prestations correspondante doive pouvoir résister à l’examen de la proportionnalité, que l’existence d’un intérêt public doit être démontrée et, de surcroît, que cet intérêt public ne devrait pas être en contradiction avec d’autres intérêts publics également poursuivis.
Sur le plan juridique, c’est là que résident les «liaisons dangereuses» des hôpitaux de droit public. De fait, il s’agit de situations intolérables du point de vue de l’Etat de droit qui font que la concurrence étatique ­paraît douteuse. Jusqu’à présent, rien ne permet de dire si cela va conduire à une discussion de nature politique ou juridique, voire si cela va déboucher sur ces deux aspects à la fois. Mais la question sera sans doute clarifiée au plus tard au moment où la pression deviendra trop grande d’un côté ou d’un autre.
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 1 Hayek FA. «Der Weg zur Knechtschaft» (La Route de la Servitude). 1. Neuauflage, Reinbek/Munich 2014, p. 58 («The road to serfdom» est le titre original de cet ouvrage paru en 1944).
 2 Voir le rapport du Conseil fédéral du 8 décembre 2017 «État et concurrence: impact des entreprises contrôlées par l’État sur les marchés concurrentiels», p. 5 ss.
 3 Voir à ce sujet ce qu’on appelle les «prestations de services concurrentielles» dans différents secteurs économiques, par exemple dans l’étude réalisée par Polynomics sur mandat du Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) intitulée «État et concurrence: les ­aspects institutionnels et concurrentiels relatifs aux entreprises cantonales et communales» du 27 novembre 2017, notamment p. 34ss, p. 45ss, ou p. 59ss.
 4 Trümpler R, Herzog-Zwitter I. Staatliche Konkurrenzierung ­Privater mit spitalungebundenen ambulanten Leistungen. AJP. 2021;4:466ss.
 5 Lors de cette enquête, neuf hôpitaux n’ont remis aucune réponse, et trois hôpitaux ont certes participé à ce sondage, mais n’ont pas formulé la moindre déclaration du point de vue du contenu. Toutefois, pour de tels hôpitaux, une recherche au cas par cas a permis d’identifier au moins une partie de leur offre de prestations ambulatoires hors milieu hospitalier. Pour des détails supplémentaires sur cette enquête, voir Trümpler, Herzog-Zwitter, ibid., p. 468 ss.
 6 Les traitements pour des prestations non obligatoires ainsi que les traitements ambulatoires ne sont soumis à aucune obligation de planification selon la Loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal) et, conformément à ce qui précède, le domaine ambulatoire de la fourniture des soins échappe à une mentalité de garantie étatique; voir à ce propos des explications supplémentaires: Trümpler, Her­zog-Zwitter, ibid., p. 47 ss.
 7 Outre la pertinence des principes de l’activité de l’Etat régi par le droit stipulés à l’art. 5 de la Constitution fédérale, il y a lieu de respecter également ce qu’on appelle le principe de spécialité. Tout comme le principe de légalité prescrit à l’art. 5, al. 1, de la Constitution fédérale, le principe de spécialité a pour but d’empêcher des entreprises publiques de quitter leur domaine d’activité habituel pour se consacrer à de nouvelles tâches ou à des tâches supplémentaires dont l’exécution ne repose que de manière insuffisante sur la légitimité démocratique; voir Rhinow R, Schmid G, Biaggini G, Uhlmann F. «Öffentliches Wirtschaftsrecht», 2e édition, Bâle 2011, al. 18, ch. marg. 112; voir des explications détaillées à ce sujet: Trümpler, Herzog-Zwitter, ibid. p. 472 ss.
 8 ATF 138 I 378, consid. 6.2.2; ATF 143 II 425, consid. 4.2.
 9 A titre d’exemples démonstratifs, nous vous renvoyons aux historiques de procès, resp. aux arrêts du Tribunal administratif du canton de Saint-Gall B 2018/227 du 19 août 2018, et B 2018/225 du 29 août 2019.
10 Voir à ce sujet Trümpler, Herzog-Zwitter, ibid., p. 472, avec indications et renvois supplémentaires, notamment à ATF 138 I 378, consid. 6.3.2, et à ATF 143 II 425, consid. 4.3.