Comment expliquer et contrer le catastrophisme sanitaire

Pourquoi doute-t-on du progrès?

Tribüne
Édition
2021/36
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.20039
Bull Med Suisses. 2021;102(36):1180-1182

Affiliations
Prof., MD PhD, Laboratoire de santé des populations, #PopHealthLab, Université de Fribourg

Publié le 08.09.2021

L’époque est au doute et à la défiance face aux progrès scientifique, sanitaire et ­social, y compris parmi certains professionnels de la santé. Plusieurs facteurs peuvent ­expliquer ces doutes, allant de différentes formes d’obscurantisme à une sensibilité accrue aux problèmes sanitaires dans un monde où ceux-ci sont justement de mieux en mieux contrôlés.
«Follow the trend lines, not the headlines» (citation attribuée à Bill Clinton)
Avec les millions de morts causés par le virus de la ­Covid-19, le bilan sanitaire de cette pandémie est sombre. On peut y ajouter les morts causés chaque année par le sida, l’augmentation du nombre de cas de cancer et de démences dans la population, ou encore l’épidémie de diabète. Tout va-t-il mal sur le plan sanitaire? La santé des populations se péjore-t-elle? A-t-on cessé tout progrès? Il faut prendre un peu de recul pour constater que cette vision est biaisée.
Ainsi, l’espérance de vie n’a jamais été aussi élevée et continue d’augmenter. En Suisse, depuis le milieu du XIXe siècle, elle a plus que doublé. Alors que les écarts restent parfois très marqués entre pays, l’augmentation est universelle [1]. Certes, la pandémie de la Covid-19 ­provoque un recul marqué de l’espérance de vie dans certaines populations, mais ce recul n’est que de quelques mois dans la majorité des pays à haut revenu, notamment en Suisse (encadré 1) [2].

Encadré 1: 
Effet de la Covid-19 sur la mortalité et l’espérance de vie en Suisse

On ne mesure pas encore totalement l’impact sanitaire global de la Covid-19 mais on peut faire une estimation des vagues épidémiques sur la mortalité et l’espérance de vie. En Suisse, selon l’OFSP, la Covid-19 a été la cause de plus de 10 000 décès. Rapporté à l’ensemble des décès en Suisse sur la même période, cela correspond à environ 1 décès sur 7. En 2020, le taux de mortalité standardisé a été supérieur à 8,6% par rapport à 2019. Cela s’est traduit par un recul de l’espérance de vie de 0,8 ans chez les hommes et 0,4 ans chez les femmes [2] (fig. 1), ramenant à l’espérance de vie de 2015. Par comparaison, le recul de l’espérance de vie entre 1917 et 1918 à cause de la grippe espagnole a été de plus de 10 ans chez les hommes et plus de 8 ans chez les femmes en Suisse.
Quant au nombre de décès causé par le sida, après avoir atteint le terrifiant chiffre de 3 millions par ­année dans les années 90, il a fortement baissé et devrait encore baisser dans les années à venir.

Bonne nouvelle, la population vieillit!

Les populations vieillissent progressivement et c’est fondamentalement une bonne nouvelle. C’est le résultat de l’augmentation de l’espérance de vie, signifiant que la mortalité précoce a reculé, et de la baisse de la natalité, due notamment au meilleur ­niveau d’éducation des femmes et plus globalement au développement socio-économique.
Toutefois, cela se traduit par une hausse des problèmes de santé chroniques liés à l’âge. Par exemple, le nombre de cancers et de démences augmente fortement dans de nombreux pays, ce qui s’explique presque uniquement par le vieillissement des populations [3, 4]. Cette augmentation du fardeau des maladies chroniques est le lit des inquiétudes dans le champ de la planification socio-sanitaire. La gestion de la multimorbidité et la prévention de la fragilité sont dès lors devenues des enjeux majeurs des politiques de prévention et de promotion de la santé. Ceux-ci visent à la fois une plus longue espérance de vie et un maintien en bonne santé par une compression de la morbidité [5].
Figure 1: Espérance de vie en Suisse entre 1880 et 2020 [2].
Néanmoins, ces inquiétudes ne doivent pas faire oublier le recul massif de la mortalité par maladie cardiovasculaire ces 50 dernières années et plus récemment celui de la mortalité par cancer, notamment en Suisse. C’est le fruit des progrès dans le traitement et la prévention de ces maladies, appliqués à large échelle.

Perception du risque, déni du progrès

Mais pourquoi a-t-on l’impression diffuse que la si­tuation sanitaire est pire qu’il y a quelques années? Un élément psychologique déterminant est notre ­perception du risque et des dangers sanitaires. Des travaux suggèrent que moins un problème est fréquent, car il est contrôlé, plus on y est sensible [6]. Le traitement de ­l’information par les médias et la diffusion de l’information de manière peu filtrée via les médias sociaux favorisent la dissémination à large échelle de nouvel­les négatives, soulevant plus d’intérêt que les nouvelles positives. A cela s’ajoutent l’infodémie et la désinformation qui biaisent les décisions sanitaires [7].
L’obscurantisme sanitaire est un autre facteur qui nourrit ces doutes quant à l’évolution de la situation sanitaire et la négation du progrès. Cet obscurantisme a de multiples formes [6]: déni de l’expertise technique et scientifique, rejet des biotechnologies, relativisme quant à la méthode scientifique, méfiance face aux acteurs du système de santé qui profiteraient du système, complotisme affirmé ou romantisme écologique.
Les vaccinations sont de longue date victimes de cette obscurantisme et l’OMS a listé en 2019 l’hésitation vaccinale comme une des dix principales menaces sanitai­res mondiales [8]; on observe ce problème de manière aiguë avec la vaccination contre le virus de la Covid-19.
Cette perception négative de l’évolution sanitaire s’explique aussi par le fait que moins un problème est ­fréquent, plus on tend à le percevoir comme plus grave, à y être plus intolérant et à en élargir la définition. Cela donne l’impression que le problème n’est jamais réglé, voire se péjore. Ce phénomène (prevalence-­induced concept change) a été prouvé expérimentalement ­(encadré 2) [6]. Il explique aussi en partie la peur que suscite la pandémie de la Covid-19, en particulier dans les pays qui ne connaissent plus d’épidémies sévères de maladies infectieuses.

Encadré 2: Perception de la sévérité d’un problème sanitaire

Les psychologues savent de longue date que la perception d’un phénomène dépend du contexte dans lequel ce phénomène se déroule, et cela s’applique notamment à la fréquence du phénomène. Par exemple, au travers d’une série d’expériences, des chercheurs ont montré que les personnes considèrent plus souvent des visages à l’expression neutre comme étant agressive si on les montre au milieu d’un faible nombre de visages dont l’expression est agressive. De même, ces personnes évaluaient plus durement des requêtes soumises à un comité d’éthique si elles étaient peu exposées à des requêtes inacceptables sur un plan éthique [6]. Il y a aussi la tendance à élargir la définition du problème lorsque celui-ci est de mieux en mieux contrôlé. Cela explique en partie le pessimisme quant au progrès sanitaire: toute ­diminution de problèmes sanitaires va pousser à y être plus attentif et plus réactif et donner le sentiment que la situation ne s’est pas améliorée.

Désinformation sanitaire et militantisme académique

Un autre élément qui accentue l’anxiété est la désinformation dans un contexte d’infodémie. Les professionnels de santé, les responsables de santé publique et les citoyens font face à une avalanche d’informations et de désinformations dans le domaine de la santé, phénomène mis au jour spectaculairement par la crise sanitaire de la Covid-19. En plus de mettre en danger directement la santé des populations, l’infodémie et la désinformation polluent la décision sanitaire [7]. Contrer les rumeurs, promouvoir l’information crédible et renforcer les connaissances générales en science de la santé des populations aident à lutter contre cette désinformation et prévenir le catastrophisme sanitaire (tab. 1).
Tableau 1: Mesures visant à réduire le catastrophisme sanitaire [7].
PrincipeExemple de mesures
Renforcer la culture et les moyens de la santé publique fondée sur les preuves et guidée par les données• Renforcer le monitoring de la santé des populations
• Renforcer les connaissances des responsables de santé publique, des journalistes et des citoyens dans le domaine de la santé et de la statistique
Mettre en perspective les problèmes de santé, en balançant risques et bénéfices et en tenant compte du contexte• Mesurer l’impact de la Covid à l’aune d’autres problèmes de santé et en le comparant historiquement à d’autres pandémies
• Evaluer l’impact du vieillissement de la population en tenant compte non seulement de la capacité de réponse du système socio-sanitaire mais aussi des progrès technologiques et médicaux
Contrer la désinformation• Diffuser les informations sanitaires de sources fiables (OMS, Centers for Disease Control nationaux, Our World in Data, etc.)
• Contrer les rumeurs par des informations crédibles (see something, say ­something) et modérer les contenus sur les réseaux sociaux (fact checking)
Améliorer les modes de communication des scientifiques• Distinguer l’activité scientifique de l’activité politique et militante
• Eviter la dramatisation dans la communication de résultats de recherche, reconnaître explicitement les limites et incertitudes et que la connaissance va évoluer
Enfin, il faut aussi évoquer le militantisme académique comme moteur du catastrophisme sanitaire [9]. En ­effet, il est difficile pour certains experts d’étudier des sujets de santé publique tout en gardant la distance nécessaire; la tentation est grande de s’impliquer pour améliorer la situation. C’est même au cœur de l’éthos des médecins. Ce militantisme académique est problématique car il empêche de faire science: le débat de­venant plus politique que scientifique, les enjeux sont dramatisés. C’est notamment dans les domaines d’études du genre, des inégalités sociales ou des effets sur la santé du ­réchauffement climatique que le problème est souvent rencontré. Les scientifiques peuvent s’impliquer politiquement, mais il faut séparer les activités de production et de diffusion du savoir (activité scientifique à proprement parler) de celles de l’activisme politique (activité citoyenne) [9, 10].

Faire face aux problèmes sociaux 
et environnementaux

Au vu de l’évolution sanitaire globale, et en faisant le pari que la vaccination permettra une sortie prochaine de la crise de la Covid-19, la négation du progrès et le catastrophisme sanitaire sont étonnamment prévalents. Pour faire face aux importants problèmes sanitaires contemporains, notamment sociaux et environnementaux, il est important de reconnaître les progrès accomplis [11]. Des comparaisons objectives et historiques entre populations au moyen de données probantes permettent de mesurer véritablement les enjeux et d’adapter la réponse sanitaire en conséquence. Cela passe par le renforcement de la culture de la surveillance sanitaire et le monitoring de la santé des populations, pour aller vers une santé publique basée sur l’évidence et guidée par les données [5].

L’essentiel en bref

• Dans un contexte de pandémie, les doutes quant aux progrès scientifiques, sanitaires et sociaux sont fréquents.
• Alors que de nombreux indicateurs sanitaires indiquent que la santé des populations s’est améliorée ces dernières années, la négation du progrès et le catastrophisme sanitaire sont étonnamment prévalents.
• Reconnaître le progrès sanitaire et en tirer les leçons aide à répondre aux problèmes contemporains de santé publique, notamment sociaux et environnementaux.
• Pour contrer le catastrophisme sanitaire, il faut renforcer la surveillance sanitaire et le monitoring de la santé des populations pour aller vers une santé publique basée sur l’évidence et guidée par les données.

Das Wichtigste in Kürze

• In Zeiten der Pandemie sind Zweifel am wissenschaftlichen, gesundheitlichen und gesellschaftlichen Fortschritt weit verbreitet.
• Während viele Gesundheitsindikatoren zeigen, dass sich der Gesundheitszustand der Bevölkerung in den letzten Jahren verbessert hat, sind das Verleugnen des Fortschritts und die Panikmache erstaunlich weitverbreitet.
• Die Anerkennung der Fortschritte im Bereich der Gesundheit sowie das Lernen aus ihnen tragen dazu bei, aktuelle Fragen der öffentlichen Gesundheit anzugehen, insbesondere im gesellschaftlichen Bereich und bei der Umwelt.
• Um der Panikmache entgegenzuwirken, müssen die Gesund­heitsüberwachung und das Monitoring der Volksgesundheit verstärkt werden, um zu einer evidenzbasierten und datengestützten öffentlichen Gesundheit zu gelangen.
arnaud.chiolero[at]unifr.ch
 1 OurWorldinData. Life expectancy. https://ourworldindata.org/life-expectancy, accédé le 15.7.2021.
 2 Locatelli I, Rousson V. A first analysis of excess mortality in Switzerland in 2020. PLOS ONE. 2021;16(6):e0253505.
 3 Carioli G, et al. European cancer mortality predictions for the year 2021 with focus on pancreatic and female lung cancer. Ann Oncol. 2021;32(4):478–87.
 4 Livingston G, et al. Dementia prevention, intervention, and care: 2020 report of the Lancet Commission. Lancet. 2020;396(10248): 413–46.
 5 Chiolero A, Rodondi N, Santschi V. High-value, data-informed, and team-based care for multimorbidity. Lancet Public Health. 2020; 5(2):e84.
 6 Levari DE, Gilbert DT, Wilson TD, Sievers B, Amodio DM, Wheatley T. Prevalence-induced concept change in human judgment. Science. 2018;360(6396):1465–7.
 7 Chiolero A, Paradis G, Santschi V, Cullati S. Contrer l’infodémie et la désinformation sanitaire. Rev Med Suisse. 2021;17(730):538–40.
 8 Organisation mondiale de la Santé (OMS). Dix ennemis que l’OMS devra affronter cette année, 2019. https://www.who.int/fr/news-room/spotlight/ten-threats-to-global-health-in-2019, accédé le 15.7.2021.
 9 Heinich N. Ce que le militantisme fait à la recherche. Paris: Tracts Gallimard; 2021, ISBN: 9782072955907.
10 Chiolero A. Is science ever enough? Dare to play politics. Lancet. 2021;397(10268):23.
11 Roser M. Why do we need to know about progress if we are concerned about the world’s large problems? https://ourworldindata.org/problems-and-progress, accédé le 9.8.2021.