Une grande dame de l’anesthésiologie tire sa révérence

Horizonte
Édition
2021/34
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.19999
Bull Med Suisses. 2021;102(34):1102-1104

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Publié le 25.08.2021

Presque 30 ans de carrière en anesthésie: Corinne Gurtner raccroche la blouse blanche, après avoir été l’une des seules femmes cheffes de service en hôpital de formation du pays. Un départ qui coïncide avec les 50 ans du droit de vote féminin en Suisse. L’occasion de revenir sur le parcours, brillant mais semé d’embûches, de cette femme médecin discrète et passionnée.
C’est un événement tragique qui l’a en quelque sorte menée là où elle est aujourd’hui. Dre Corinne Gurtner, médecin-cheffe de service d’anesthésiologie et de réanimation à l’Hôpital du Valais, prend sa retraite fin août après quatre décennies dévolues à la médecine. Alors qu’elle a 14 ans et veut entrer à l’école scientifique, son père décède brutalement, percuté par un chauffard. La fin de l’insouciance pour la Gruérienne d’origine. «Je suis sortie d’un coup de l’adolescence», se rappelle-t-elle avec émotion. La souffrance est certes énorme, mais une porte s’entrouvre. Elle obtient non sans peine une rente d’orpheline. Aussi dramatique soit-il, «cet épisode a permis mes études: sans cette bourse, je n’aurais pas pu subvenir à mes besoins et j’aurais pu oublier les études».
Corinne Gurtner (3 e depuis la dr.) parmi les alumni fellows de l’Hospital for Sick Children en 1997, avec le Prof. Larry Roy Chairman (au centre en chemise blanche).
Quand on grandit comme fille dans les années 1970 au sein d’une famille modeste, «papa était mécanicien-électricien, maman couturière et vendeuse», étudier la médecine est loin d’être une évidence. C’est grâce à l’attitude novatrice de son père, qu’elle admire beaucoup, que Corinne Gurtner a pu assouvir sa soif d’apprendre: «C’est lui qui m’a inscrite à l’école scientifique, j’étais parmi les premières classes scientifiques mixtes du Valais. Papa était premier apprenti du canton, c’était une personne intelligente, qui aurait bien aimé étudier. Il a toujours dit: ‘Fille ou garçon, vous ­ferez ce que vous voudrez. Votre seule richesse c’est votre cerveau, à vous de le remplir.’ Ces deux messages d’éducation sont restés», lâche-t-elle en riant.

Gratter derrière l’humain

Pourquoi la médecine? «Je voulais gratter derrière l’humain, derrière le masque. J’ai hésité avec la physiologie, la physique, la chimie, l’archéologie, puis la médecine s’est imposée de façon limpide.» Une évidence qui ne l’a jamais quittée, devenant un véritable engouement. «La passion c’est mon moteur, ça n’a jamais été l’ambition et l’argent.»
Après un parcours scolaire «chaotique», ponctué de treize déménagements en 18 ans de la Gruyère au ­Valais en passant par le canton de Vaud, elle entame un cursus académique non moins linéaire. Etudes de médecine à Lausanne, stage de chirurgie plastique et reconstructive au CHUV, qui la «vaccine» contre cette spécialité, s’ensuivent trois années de recherche à l’Institut de physiologie de l’Université de Lausanne puis elle enchaîne sur une année de médecine interne, à l’Hôpital de Vevey, prérequis pour une carrière en anesthésie. Elle part ensuite à l’Hôpital cantonal de ­Fribourg (HFR), avant de revenir à Lausanne pour faire ses classes de cheffe de clinique et de retourner à l’HFR en tant que cheffe de clinique. Des conflits importants avec l’administration la mènent à Bienne, au poste de cheffe de l’ancienne Clinique pour enfants Wildermeth. «J’aurais pu y finir ma carrière, l’hôpital me plaisait beaucoup. Mais je me trouvais trop jeune pour me limiter à la pédiatrie, alors que j’avais toute une palette de connaissances.» Lorsqu’une place de médecin-cheffe en anesthésiologie se libère à Sion, elle appelle tout de go le chef du service, Prof. Ravussin, qu’elle connaissait. «Nous avions eu quelques accrochages, j’ai mon caractère. Je lui ai dit en riant ‘Tu ne me voudras certainement pas!’, mais quand j’ai vu les deux autres candidats, j’ai pensé que j’avais mes chances.» Elle obtient le poste et devient le «numéro 2» du service. Au départ à la retraite du Prof. Ravussin en 2015, Corinne Gurtner est promue cheffe de service.
Corinne Gurtner s’occupe d’un nouveau-né à l’Hôpital de Sion, en mars 2021.

Trop âgée pour la relève

Si l’anesthésiste n’a jamais eu l’intention de briguer un poste aussi haut, son caractère bien trempé semble y être pour quelque chose. Sa franchise n’a certes pas toujours été comprise, mais elle lui a ouvert des portes. «Je suis directe et carrée, mon équipe apprécie. En universitaire, ça ne fonctionnait pas du tout. Faire de la ­diplomatie, préserver les clans, je n’ai jamais compris.» Autre raison pour laquelle elle tourne le dos au monde académique: les préjugés coriaces envers les femmes et les barrières mises à leur carrière. Corinne Gurtner y est ouvertement confrontée à 30 ans, alors qu’elle se présente pour un PHD. On lui fait comprendre que son âge et son sexe sont un obstacle. «A l’époque, une femme de 30 ans était déjà trop vieille pour la relève académique!» Elle préfère en rire aujourd’hui. «Heureusement, les mentalités ont évolué. Dans mon service, il y a plein de femmes mères de famille avec de belles carrières. Je ne vois pas où est le problème.»
La Valaisanne d’adoption s’est sentie lésée plus d’une fois en tant que femme: cheffe de clinique adjoint au CHUV depuis un certain moment, elle n’est pas nommée et réclame un entretien. «Soit c’est moi qui posais un problème et je voulais savoir pourquoi, soit on protégeait ce loup blanc.» C’est bien la carrière de ce père de quatre enfants qui a fait pencher la balance. «Cela m’a énervée, mais je ne regrette pas, car cela m’a offert de belles opportunités.» Comme l’année et demie de fellowship à Toronto, d’abord au Hospital for Sick Children puis au Mount Sinai Hospital pour une formation aux douleurs chroniques. Corinne Gurtner garde un souvenir mémorable de cette échappée belle: «Il n’y a que du positif à sortir de sa zone de confort et à s’apercevoir qu’il y a beaucoup de façons de faire. Il n’y a pas une seule école, même si cela perturbe les jeunes assistants.» Précepte qu’elle a maintenu jusqu’à ses derniers mois à Sion.
Se dit-elle féministe? «Je ne me considère pas comme féministe. Par mon éducation, je suis toujours partie du principe qu’il n’y avait pas de différence. Quand on me renvoie le message ‘Tu es une femme’, je dis ‘Prouvez-moi qu’il y a une différence’.» Elle est toutefois convaincue: «On ne soutient pas de la même manière une femme en difficulté qu’un homme.» En tant que cheffe de service, Corinne Gurtner cherche avant tout «la compétence et du savoir-être, je veux une personne sachant travailler en équipe, pas une diva. L’anesthésie est une spécialité qui se joue en collectif.» Au sein de son équipe, on applaudit ses qualités managériales: «Elle a su construire une équipe compétente et très soudée. Je suis convaincue que c’est grâce à elle que nous sommes l’un des services d’anesthésiologie les plus modernes de Suisse, où les hommes aussi peuvent travailler à temps partiel», loue une collègue.

Soudain, tout est noir

A son poste actuel, Corinne Gurtner est aux anges. Ce qu’elle aime tant dans l’anesthésie? «Pédiatrie, cardiologie, pneumologie, douleurs, urgences: on est un peu les généralistes de l’hôpital, on touche à toute la physiologie du corps humain. Chaque jour, je fais un peu de tout. C’est exactement ce que je voulais», explique-t-elle tout sourire. A l’Hôpital de Sion, les cas sont variés et parfois compliqués: la soixantenaire adore. La transmission de savoir est un autre aspect qui la comble: «L’émulation des assistants est un moteur essentiel, même si leur formation prend beaucoup de temps. Etre entourés de jeunes qui nous posent des questions et veulent aller de l’avant, c’est extraordinaire.»
Mais tout n’a pas toujours été rose. Il y a quatre ans, ­Corinne Gurtner fait un burn-out. «C’est arrivé d’un coup. Un soir, ça n’allait plus. Comme un black-out. La corde avait cassé, c’était trop.» Verdict: trois mois à l’arrêt complet. Les déclencheurs? La crise de la soixantaine, un procès sur le dos depuis 2014 et toujours pas jugé, «je n’ai pas été le bon pompier», les conflits à gérer en tant que présidente du collège des médecins, la charge au travail et des problèmes familiaux en sus. La direction ne s’aperçoit pas de son mal-être; son équipe se montre, elle, très aidante. «Cela m’a émue.» Si ses batteries sont totalement rechargées aujourd’hui, elle a mis du temps à s’en remettre. Il faut dire que Corinne Gurtner a des semaines type de 50 heures, «mes collègues font 55 à 60 heures. Or, les plaintes de fatigue, de surcharge de travail et de sous-effectif ne sont pas entendues.»

Bio-express

1957: naissance à l’Hôpital de Riaz (FR). Ses parents ­habitent la Tour-de-Trême.
1961: déménagement en Valais.
1971: décès de son père. Obtention d’une bourse et entrée à l’école scientifique.
1977: début des études de médecine à Lausanne.
1983: obtention du diplôme fédéral de médecin.
1984–1986: stage en anesthésie, en chirurgie, puis retour en anesthésie.
1986–1989: recherche en médecine intensive (Institut de physiologie, Université de Lausanne).
1990–1991: année de médecine interne à Vevey.
1991–1993: Hôpital cantonal de Fribourg (HFR).
1994–1996: cheffe de clinique adjointe au CHUV.
1996–1997: cheffe de clinique à l’HFR.
1997–1999: The Hospital for Sick Children (SickKids), Toronto. Puis formation aux douleurs chroniques, The Mount Sinai Hospital, Toronto.
1999–2000: cheffe de clinique à l’HFR.
2000–2001: cheffe de l’ancienne Clinique pour enfants Wildermeth, Centre hospitalier de ­Bienne.
2001: devient bras droit du Prof. Ravussin, chef du service d’anesthésiologie et de ­réanimation, Hôpital de Sion.
2015: reprend les rênes du service d’anesthésiologie et de réanimation, Sion.
Août 2021: départ à la retraite.

L’hébreu plutôt que 20 articles

L’anesthésiste a toujours eu comme principe de ne pas faire que de la médecine. «En stage d’oncologie, j’ai fait la connaissance d’une femme merveilleuse, mais qui ne savait pas ce que signifiait ‘vacances’. Elle s’est suicidée deux ans plus tard après un burn-out. Je me suis dit: si un jour je ne fais que de l’anesthésie, je dois ­arrêter. Même avec des semaines de 60 heures, j’ai donc toujours fait quelque chose à côté. J’ai besoin d’un équilibre. Il faut accepter le prix de ne pas publier 20 articles et de ne pas gagner un demi-million. J’ai fait ma carrière, je suis satisfaite. Dans la vie, il y a tellement de choses à faire et trop peu de temps pour les réaliser!»
Une fois à la retraite, Corinne Gurtner pourra de nouveau se consacrer pleinement à tous ces «à-côtés». Les projets ne manquent pas: dans la vieille ferme que la Gruérienne a acheté avec sa sœur à Broc (FR), cette amoureuse des livres s’est concocté une grande bibliothèque. Membre de groupes de réflexion de longue date, elle projette d’y organiser des «café-philo». Toujours avide d’apprendre, la médecin s’est même inscrite en philosophie à l’Université de Fribourg à l’automne. «J’ai toujours fonctionné comme ça. J’ouvre des tiroirs, parce qu’une idée a longtemps mûri dans mon inconscient et je me dis ‘on y va’. Si j’ai envie, je me lance. Je ne me mets aucune limite.» Autre défi qu’elle a décidé de relever: lire la Bible dans le texte. Catholique non pratiquante fascinée par la culture juive, l’anesthésiste bûche l’hébreu depuis quelques années. «Je peinais à trouver mes repères dans le catholicisme. J’ai donc arrêté de lire la Bible traduite pour comprendre le texte d’origine.»
Zéro pincement à dire au revoir au monde du travail? «Le travail en soi ne va pas me manquer. Mais les liens sociaux qui s’y créent et mon équipe, que j’aime beaucoup, vont me manquer.» Cette célibataire sans enfants vit seule et heureuse. «Ma sœur habite à côté, je vois très souvent mes neveux. Ce sont comme mes enfants», glisse-t-elle avec tendresse. Ne pas avoir fondé de famille n’était pas un choix délibéré. «Les circonstances de la vie ont voulu ça. Je n’ai pas trouvé le bon compagnon pour monter cette aventure. Peut-être que mes exigences sont trop hautes», plaisante-t-elle. Corinne Gurtner évoque un épisode marquant à la fin de ses études de médecine. «Je vivais une belle histoire qui aurait pu devenir sérieuse, jusqu’à ce qu’il me demande quand j’allais arrêter mes études.» Un tue-l’amour pour cette femme qui ne s’est jamais laissé marcher sur les pieds. «Quelqu’un qui veut cons­truire une relation ne va pas exiger cela de l’autre. Pour moi, un couple doit être équilibré, chacun doit pouvoir vivre sa vie.» Si elle n’a pas encore trouvé la perle rare, elle peut compter sur la compagnie d’élégants chats maine coon. «Vous voyez, je me prépare à la retraite», dit-elle en rigolant.
julia.rippstein[at]emh.ch