Les défis d’une campagne de vaccination à large échelle

Vacciner face à l'urgence sanitaire

Tribüne
Édition
2021/1314
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.19690
Bull Med Suisses. 2021;102(1314):477-479

Affiliations
Rédactrice BMS

Publié le 31.03.2021

Fin décembre, la population suisse a commencé à être vaccinée contre le Covid-19. Entre urgence sanitaire, logistique, recrutement de personnel et manque de doses, les défis sont à la fois multiples et immenses. Zoom sur la campagne de vaccination du canton de Vaud, chapeautée par Blaise Genton, médecin-chef de la Policlinique de Médecine Tropicale, Voyages et Vaccinations à Unisanté.
Blaise Genton, vous êtes le responsable médical de la campagne de vaccination du canton de Vaud. Qu’avez-vous été amené à faire concrètement pour la mise en place de la stratégie vaccinale?
Le travail a commencé déjà en juin 2020, alors que c’était encore le flou sur le plan vaccinal. Au début, il s’agissait de réunir les différents acteurs sous l’égide de la direction générale de la santé du canton, dont les pharmaciens et logisticiens, afin d’évaluer les possibles stratégies. Le canton a nommé un comité de pilotage 
et une task force responsable de mettre en œuvre les moyens logistiques, informatiques, de communication et des ressources humaines. Le plan de pandémie de la H1N1 (ndlr, 2009) nous a servi de base. Nous ne sommes donc pas partis de zéro, mais il restait encore beaucoup d’inconnues.
«Les médecins traitants ont un rôle essentiel à jouer: ils connaissent leur patientèle et savent qui sont les personnes à risque», selon Blaise Genton.
Quels défis avez-vous rencontrés?
Le feu vert soudain de Swissmedic nous a contraints à avancer la campagne de vaccination, ce qui était un premier défi de taille. Le plus difficile a été de planifier le dispositif alors que nous ne connaissions pas encore le nombre de doses disponibles; cela détermine entièrement la mise en place de la stratégie. On ne peut pas prévoir le même plan avec une livraison de 10 000 doses qu’avec une de 200 000 doses. Partant d’un nombre important de doses, nous avons monté un dispositif pour vacciner rapidement les personnes les plus vulnérables. Un autre défi a été de trouver le personnel pour vacciner, organiser les inscriptions et saisir les données des personnes vaccinées dans un système ­informatique central.
Où avez-vous recruté tout ce personnel?
En trente ans de carrière, je vois pour la première fois, en Suisse, ce que c’est que travailler avec des ressources limitées. Nous avons fait appel au personnel soignant à la retraite et à temps partiel ainsi qu’aux étudiantes et étudiants en médecine et en soins infirmiers. Le canton nous a mis à disposition des membres de la protection civile. Ceux-ci ont intégré les équipes mobiles qui se rendent dans les EMS, chez les personnes nécessitant des soins à domicile, puis dans les prisons et les institutions de poly­handicapés.
Une grande partie de ces personnes doit être formée.
Oui, c’est un aspect crucial. Lorsque des membres de la protection civile, qui ont un tout autre métier à la base, sont amenés à travailler dans la santé et à vacciner, il faut évidemment les former. Le personnel à la retraite et les étudiants doivent aussi être instruits. Comme il y a un important tournus, nous formons de manière continue. Et plus il y a de doses disponibles, plus nous pouvons vacciner et donc plus il faut de personnel. Grâce au dispositif actuel, qui comprend les ressources humaines et les locaux, nous pouvons considérablement augmenter les capacités de vaccination en l’espace de dix jours.
Où et comment les données des personnes vaccinées sont-elles enregistrées?
Le monitoring est un autre aspect qui nous a beaucoup accaparés. Lorsque la Suisse a homologué Pfizer/Bio­NTech, puis plus tard Moderna, et qu’il fallait commencer à vacciner, rien n’était prêt au niveau fédéral pour la saisie des données. Nous avons donc dû développer notre propre système informatique, de la prise de ­rendez-vous à la délivrance des certificats de vacci­nation. Nous avons repris le système utilisé pour le ­testing développé par Unisanté et disposons désormais des données quasiment en temps réel. Fin janvier, le programme de la Confédération est finalement en place. Il nous a fallu trouver un moyen de transférer nos données vers ce système central. Ce n’était pas une mince affaire. De nombreux cantons se sont retrouvés dans cette situation, or il aurait été beaucoup plus simple de développer un système unique dès le début.
Comment les lieux de vaccination ont-ils été choisis?
Un centre a été ouvert dans chacun des cinq secteurs du système de santé vaudois pour que tout le territoire soit couvert et un maximum de personnes touchées. Il y a ainsi un centre dans l’ancienne bibliothèque du CHUV, à l’hôpital de Rennaz-Chablais, à la clinique de la Lignière à Gland, aux centres de testing de Morges et d’Yverdon. La proximité avec un hôpital est cruciale, afin que le personnel soignant soit vite mobilisable. Ces cinq centres, en plus des équipes mobiles, permettent de vacciner beaucoup de personnes en peu de temps. En cas de livraison d’une quantité ­importante de doses, nous pourrons ouvrir un centre supplémentaire à Beaulieu, grâce à l’appui de la clinique de La Source, et ­accueillir 3000 personnes supplémentaires par jour.
De nombreux membres de la Protection civile ont été formés pour vacciner à partir de fin décembre 2020.
Le canton de Vaud a mené un essai pilote pour impliquer les médecins traitants dans le processus de vaccination. Quel rôle doivent-ils jouer dans la stratégie vaccinale selon vous?
Ils ont un rôle essentiel à jouer, car ils connaissent leur patientèle et savent qui sont les personnes à risque. La population leur fait confiance. Si un médecin de famille conseille à une patiente ou un patient de se faire vacciner, elle ou il suivra en principe cet avis. La priorisation faite par les médecins traitants est, je pense, meilleure que celle basée sur les attestations de maladie chronique sévère. Dans le canton, 240 praticiens sont inscrits et ont commencé à vacciner. Dès que nous aurons davantage de doses, ils seront pleinement intégrés à la campagne de vaccination. De même, 130 pharmacies pourront vacciner. Nous espérons pouvoir impliquer ces dernières dans le courant du mois d’avril.
Les médecins de premier recours ont pourtant tapé du poing, arguant être tenus à l’écart de la stratégie de vaccination. Les a-t-on négligés au début du processus?
Je ne pense pas qu’ils ont été négligés. Il est plus ­compliqué de mettre en place le dispositif au sein des cabinets. Les médecins doivent réserver plusieurs ­demi-journées par semaine pour vacciner les patients à la suite. Une fois ouverte, une ampoule, soit 6 ou ­10–11 doses, doit être utilisée dans les six heures. Et la saisie systématique des données engendre un travail supplémentaire. En outre, distribuer une fiole à chaque médecin traitant est un gros défi logistique. Baser la stratégie vaccinale autour des médecins ne se prête pas partout: le Valais a fait ce choix, où la population n’est pas toujours proche d’une structure de santé et s’appuie davantage sur les médecins de premier recours. La géographie et l’organisation du système de santé sont déterminants. Au contraire, dans un canton urbain comme Genève, miser sur des grands centres de vaccination, accessibles pour une majorité, a du sens.
Où les doses sont-elles stockées?
Le vaccin Pfizer/BioNTech devant être stocké à moins 70 degrés, il fallait un congélateur central. Avec un stockage centralisé, nous pouvons rapidement dis­tribuer les doses vers les divers lieux de vaccinations environ tous les deux jours, selon le besoin. Les conditions de conservation contraignantes sont l’une des raisons pour lesquelles les médecins traitants n’ont pas été impliqués dès le début. Une fois hors du froid, les doses doivent être très rapidement administrées. Or il n’est pas question d’en gaspiller, alors que nous sommes confrontés à un retard de ­livraisons et que le rythme des vaccinations a dû être fortement ralenti.
Vaccination  période COVID 19 2ème vague
Le centre de vaccination du CHUV, situé dans l’ancienne bibliothèque. La population vaudoise peut aussi se faire vacciner à Rennaz, à Gland, à Morges et à Yverdon.
Parlons du retard des doses justement. Que peut-on faire dans cette situation?
Il y aurait des voies alternatives pour faire face à la ­situation, mais aucune n’a été décidée par la Confédé­ration. Et il est difficile de s’éloigner des directives fédérales. Pour le moment, le mot d’ordre est, je le crains, «Hâte-toi lentement».
Quelles seraient ces voies alternatives?
A l’image de ce que fait la Grande-Bretagne, il aurait été possible d’administrer d’abord la première dose à un maximum de personnes, sachant qu’après 14 jours, la protection est proche de 90%, et ce pour trois mois probablement. Ainsi, l’intervalle entre la première et la ­seconde dose aurait pu être retardé, au lieu des trois à six semaines actuelles. Ceci permettrait de protéger ­rapidement plus de monde. Avec cette stratégie, actuellement (ndlr, 22 mars), 70% des personnes vulnérables du groupe 1 seraient vaccinées, au lieu de 50% environ. La Suisse n’a pas adopté cette stratégie afin de coller au protocole de la phase trois, qui a été établi quand l’efficacité après la première dose n’était pas encore connue. C’est dommage que les données pertinentes publiées entre-temps soient aussi peu exploitées. La Confédération, très prudente, ne s’adapte pas toujours à la situation actuelle: il y a peu de doses, alors que l’urgence ­sanitaire perdure, mais la stratégie n’est pas revue.
Mais on peut saluer le fait que la Suisse se montre prudente, non?
Là-derrière se cache l’épineux défi «protection individuelle versus protection populationnelle». En voulant très bien protéger une petite part de la population, l’impact sera moindre sur le nombre de cas sévères et d’hospitalisations ainsi que sur la circulation du virus. Or si le virus circule, il mutera forcément et de nouveaux variants apparaîtront.
Que fait le canton de Vaud pour économiser des doses?
Nous avons réduit la voilure chez le personnel de santé. Seules les personnes travaillant aux soins intensifs, aux urgences et dans les filières de testing sont vac­cinées. Nous avons aussi décidé de ne pas donner la priorité à celles et ceux ayant déjà eu le Covid-19, même au-delà de trois mois, vu le taux très faible de réinfection. Cela nous a valu des questions des autres cantons et de la Confédération. C’est un choix de santé publique par rapport à une protection individuelle totale.
L’objectif d’avoir vacciné toutes les personnes le souhaitant d’ici à fin juin vous semble-t-il aujourd’hui réaliste?
Fin juillet me semble plus réaliste. Dans le canton de Vaud, le but était de vacciner toutes les personnes vulnérables du groupe 1 d’ici à fin février, à un rythme de 4000 personnes par jour. Or, avec le retard des doses et sans autre vaccin autorisé, ce ne sera le cas qu’à la fin mars probablement. Nous sommes actuellement à un rythme de 2000 à 3000 doses par jour, au lieu des 10 000 possibles.
Quand les prochaines doses vont-elles arriver?
Nous recevons régulièrement de nouvelles doses, en­viron deux fois par semaine. Notre planification a été élaborée pour tout 2021, en fonction des quantités qui nous ont été promises. Lorsque nous avons la confirmation de la Confédération de l’arrivée des doses, elles nous parviennent le lendemain. Des délais aussi serrés nécessitent une planification très précise. Le grand point d’interrogation actuel est de savoir quand d’autres vaccins seront homologués, notamment celui d’AstraZeneca. En cas de feu vert, nous ­devrions recevoir les milliers de doses prévues que nous pourrions distribuer très rapidement.
julia.rippstein[at]emh.ch