Entretien avec le Prof. Dr phil. et PhD Thomas Abel sur la manière d’appréhender les incertitudes liées à la pandémie de COVID-19

«En ce moment, l’incertitude est inévitable»

FMH
Édition
2021/05
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.19563
Bull Med Suisses. 2021;102(05):160-163

Affiliations
Collaboratrice scientifique, cheffe suppléante de la division Santé publique de la FMH

Publié le 02.02.2021

Depuis le printemps 2020, notre quotidien a été chamboulé par la pandémie de COVID-19. Qu’avons-nous appris d’important selon vous au cours de ces derniers mois?
D’un point de vue de santé publique, ce qui frappe est que le socle de connaissances selon lequel les gens doivent agir est incertain. Cela impacte notre quotidien et la manière dont nous relevons les défis et pose ainsi de nouveaux défis qui nous poussent à apprendre constamment. Ce principe vaut pour la science qui exige une adaptation et un apprentissage permanent, mais aussi pour le monde politique et pour chacun, chacune d’entre nous. Au début, nous savions peu de choses et n’étions pas préparés comme cela s’est révélé dans de très nombreux domaines. C’est caractéristique de la situation actuelle. Si l’on y regarde de plus près, la pandémie a d’abord été un problème scientifique avant de devenir un problème politique. Dans ces deux domaines, il a fallu anticiper l’évolution de la gravité de la situation pour déterminer quelles mesures pratiques prendre et à quel moment. Cela s’est fait en amont, avant même que le grand public ait connaissance de la situation.
Au début, un gros travail a été fait pour acquérir des connaissances dans le domaine biomédical. Et c’est seulement lorsqu’il a été clair qu’on ne pourrait pas maîtriser le problème rapidement par cette seule approche que l’on a également pris en compte l’impact réel et potentiel de la situation sur le plan économique, le vivre ensemble, le système scolaire et sur quasiment tous les autres domaines de l’existence. Les aspects ­sociaux et psychosociaux n’ont été considérés que ­progressivement, après les déterminants scientifiques et économiques. Pour terminer, j’aimerais revenir sur la notion d’incertitude, non seulement il règne une grande incertitude dans le domaine scientifique et dans les décisions politiques, mais aussi dans la manière de communiquer. Or, la communication est très importante, car gérer cette pandémie exige un vaste et long processus d’apprentissage qui implique une bonne communication.
Prof. Dr phil. et PhD Thomas Abel de l’Institut de médecine sociale et préventive, Berne.
Sur la base de ce que vous venez d’évoquer quels sont les principaux défis qui nous attendent en lien avec la pandémie de COVID-19?
Les défis sont très nombreux et il est difficile de dire lesquels sont les plus importants. Pour la population, je dirais qu’il en a trois. Le premier concerne les mesures urgentes que nous savions efficaces telle que la distance physique, l’hygiène des mains et d’autres mesu­res qui se sont ajoutées au fil du temps comme c’est le cas actuellement avec la vaccination. En ce qui concerne les mesures urgentes, on peut souligner que les 90% de la population se comportent de manière réfléchie et appropriée, mais il ne faut pas considérer cela comme acquis. Il est impératif de pérenniser ces comportements, en leur accordant une valeur positive et en incitant les gens à continuer.
Le deuxième défi de taille concerne la complexité de la crise actuelle, notamment l’impact des mesures pratiques. Quasiment chaque mesure prise sur le plan économique par exemple a d’énormes conséquences sur d’autres domaines. Si l’on décide de fermer les écoles, cela se justifie d’un point de vue épidémiologique, mais engendrera des difficultés au niveau des familles et contribuera à creuser les inégalités en termes de réussite scolaire. Des études montrent notamment qu’en Suisse aussi certains groupes d’élèves pâtissent plus que d’autres de cette situation. Cela illustre bien la complexité de l’impact des mesures à laquelle la population doit s’adapter. Un autre aspect essentiel consiste à réussir à parler de cette complexité. L’ignorer n’aurait aucun sens car c’est un fait que les êtres humains vivent des expériences difficiles et complexes dans de nombreux domaines de leur vie.
Et, comme je l’ai déjà évoqué, le troisième défi concerne le caractère incomplet des connaissances. C’est qu’il faut du temps pour disposer de connaissances fiables face aux nouvelles questions qui se posent et pour pouvoir dire aux gens, c’est ainsi que nous devons agir et que vous devez vous comporter. Nous vivons dans une période d’incertitudes, cela doit être accepté et communiqué. En résumé, on peut dire que parmi les principaux défis, il y a l’urgence, la grande complexité de la situation et le lent accroissement des connaissances. Nous devons néanmoins agir rapidement sur la base de connaissances changeantes et face à une situation très complexe, ce qui crée de l’incertitude chez quasiment tout le monde.
Quelles connaissances spécifiques pouvons-nous tirer d’une situation aussi incertaine? Qu’est-ce qui importe pour gérer au mieux la situation?
Nous devons certainement plus tenir compte du fait que la situation n’est pas la même pour tous ou du moins que tous n’arrivent pas à la gérer de la même manière. Les différents cadres de vie doivent être pris en compte lors des prises de décisions. Il y a bien sûr les règles générales, comme la distance physique ou le port du masque, mais ces mesures peuvent revêtir une importance différente ou être plus ou moins simples à appliquer selon le contexte. J’aime bien prendre l’exemple des arrêts de bus. Si personne d’autre que moi n’attend le bus, je ne dois pas porter de masque, du moins en extérieur. Chacun, chacune est responsable de sa décision dans cette situation, mais si une deuxième personne arrive, je dois le mettre. Il est des situations que nous ne pouvons pas réglementer jusque dans les moindres détails. Le risque de transmission est différent suivant les conditions de vie, par exemple le lieu d’habitation, le quartier, le poste de travail. Là non plus, tout ne peut pas être réglé pré­cisément. Nous avons donc en premier lieu besoin de quelques règles claires (distance physique, port du masque) et ensuite de conditions permettant leur appli­cation par tous (adaptation du poste de travail, masques gratuits pour les personnes à faibles revenus, etc.).
De plus, il est important que chaque personne s’implique en tant qu’experte de sa situation de vie. C’est un point essentiel, surtout en période d’incertitudes où tout n’est pas gérable, nous avons besoin de citoyennes et de citoyens qui agissent de manière réfléchie. Leur collaboration est cruciale et nous devons les considérer comme des experts qui contribuent à trouver des solutions pour briser les chaînes de transmission, ralentir la propagation du virus, etc. Les citoyens ne peuvent pas être réduits à de simples «porteurs de virus» ou à des êtres passifs se contentant d’obéir aux ordres. Il faut les considérer comme des co-experts. Et c’est là que les compétences en santé entrent en jeu: il est essentiel que ces personnes comprennent ces interactions et puissent agir en fonction de leurs connaissances. Elles ne doivent pas se contenter d’appliquer des règles strictes sans réfléchir, mais contribuer activement à la résolution du problème. Cela peut sembler idéaliste, mais c’est, je crois, la solution la plus adaptée à la société suisse.
Or, différents obstacles rendent cette voie difficile à suivre. Les mesures et stratégies politiques sont parfois incohérentes et les médias jettent souvent de l’huile sur le feu en exacerbant la situation pour attirer l’attention. Je me demande d’ailleurs souvent si cette intensification simpliste rend vraiment l’information plus attrayante. Les médias attisent également les inquié­tudes de la population en qualifiant les modi­fications des mesures de protection de «loterie» ou de «chaos». Les médias auraient pourtant un rôle important à jouer en rendant compte de manière constructive de la complexité et de l’insécurité inhérentes à tout processus d’apprentissage. C’est bien sûr un défi que je leur pose, car mes attentes envers les médias de qualité sont élevées. Ils doivent contribuer à promouvoir une bonne communication au sein de la population mais aussi entre population et monde scientifique et politique.
Nous avons besoin que la population fasse preuve de persévérance.
Que peut faire chaque personne, quel est son ­potentiel d’action?
Actuellement, il est beaucoup question de responsabilité individuelle, mais je n’aime pas ce terme, parce qu’il réunit deux notions différentes dont les significations ne devraient pas être mélangées. La responsabilité individuelle implique que je suis seul responsable de mon bien-être. Dans cette pandémie, la responsabilité individuelle est invoquée pour ­parler de la responsabilité de chacun, de chacune, envers les autres, envers la collectivité, s’éloignant ainsi de la définition originale. Ce sont deux choses complètement différentes et c’est pourquoi la notion de responsabilité individuelle n’est pas pertinente car elle prête facilement à confusion dans les discussions. Et en ce qui concerne les défis posés par cette pandémie, je parlerais plutôt de co-responsabilité, car cela ­signifie toujours que je dois agir pour le bien-être des autres, mais aussi pour mon propre bien-être, et inversement. En étant co-responsable, j’attends aussi des autres qu’ils fassent quelque chose pour moi, que nous agissions ensemble. C’est essentiel dans cette pan­démie. Cela ne sert à rien si chacun ne s’occupe que de lui-même. Nous savons désormais que porter un masque sert en premier lieu à protéger les autres et nous prenons tous le bus, sommes tous des voisins, des voisines, nous nous croisons au supermarché, sommes constamment en lien avec les autres. Si nous comprenons cette interdépendance et que nous la ­plaçons au centre de nos actions, alors nous pouvons progresser.
De plus, je pense que les compétences en santé que je viens d’évoquer doivent être adaptées aux défis posés par cette pandémie. Dans une telle situation où les connaissances sont incertaines, où la complexité règne et où il faut agir dans l’urgence avec une responsabilité partagée, nous avons besoin de compétences en santé qui permettent aux gens d’avoir un regard critique sur les médias, la politique, la science et sur leur propre comportement. D’aucuns prétendent qu’on ne peut pas exiger cela de la population, mais je choisis de les contredire. En effet, nous prenons chaque jour de nombreuses décisions qui impliquent de pondérer avantages et inconvénients: quand nous décidons d’acheter une nouvelle voiture par exemple ou de partir en vacances. Quand vous prenez une telle décision, vous ne la prenez pas uniquement sur la base de deux critères, mais vous réfléchissez de manière différenciée. Je suis convaincu que nous pouvons toutes et tous développer et favoriser systématiquement une réflexion plus nuancée en matière de santé. Nous avons besoin de ­citoyennes et de citoyens qui réfléchissent activement, font preuve d’esprit critique dans leurs compétences en santé et envers eux-mêmes. Prenons un exemple concret en ce temps de pandémie, si une page Facebook spécifique est ma seule source d’information, alors je dois avoir conscience que les informations que je reçois sont filtrées.
Quel est selon vous le degré de persévérance de la population et quels conseil pratiques pouvez-vous donner?
Ce que vous nommez persévérance est actuellement étudié en sciences sociales et en psychologie sous le terme d’épuisement dû au coronavirus. Cette fatigue, qui fait qu’on ne veut plus continuer ainsi, crée une grande lassitude et représente une grosse difficulté au vu de la longueur de la crise dans laquelle nous nous trouvons. Nous avons besoin que la population fasse preuve de persévérance jusque et après la vaccination. Je pense qu’une manière de soutenir les gens, comme je l’ai déjà dit, est de les impliquer activement comme part de la solution, de valider leurs efforts et de ­respecter leurs doutes. On doit leur faire prendre conscience qu’ils ne sont pas seulement là pour respecter les règles et les suivre pendant encore quelques mois. Il s’agit de soutenir les personnes qui agissent encore et toujours de manière réfléchie et de les conforter dans leur comportement. C’est là que nous devons nous investir. Nous ne devons pas considérer la collaboration des citoyens comme acquise, mais l’encourager et la valider.
C’est un phénomène que nous connaissons tous: quand nous nous savons utiles, notre persévérance augmente. Quand je vois l’entraide qui règne dans mon quartier ici à Berne, je sais que nous allons dans la bonne direction. Les gens sont prêts à s’engager et à aide­r, c’est l’une des expressions de la co-responsabilité et on devrait leur accorder plus d’attention, car ce poten­tiel humain est à reconnaître et à promouvoir systématiquement.
Selon vous, dans quels domaines les médecins peuvent-ils s’impliquer?
A plusieurs niveaux. Les médecins de famille par exemple disposent dans leurs cabinets d’une situation privilégiée. Ils traitent déjà leurs patientes et leurs patients comme des partenaires. Ces médecins n’auront donc aucune difficulté à s’adresser à eux comme des co-experts en matière de gestion de la pandémie et à leur donner des conseils pour agir de manière appropriée et réfléchie. Un autre niveau concerne l’organisation du corps médical où il s’agit de réfléchir sous quelle forme les médecins feront entendre leur voix dans le domaine de la politique de la santé et du social. Ainsi, il sera peut-être possible d’inclure mieux et plus rapidement dans le débat politique les conséquences sociales des décisions de santé. De plus, la compréhension selon laquelle le patient est aussi acteur de sa santé pourrait être renforcée à la lumière de cette ­pandémie et permettre une meilleure gestion de la part active de chacun.
De plus, ce qui me préoccupe beaucoup en ce moment est qu’en Suisse, nous dépensons beaucoup d’argent par habitant pour un système de santé de bonne ­qualité. Nous le faisons pour de bonnes raisons car la santé de la population est un critère important, sinon essentiel pour assurer le bon fonctionnement de la ­société.
Mais malgré cela, les arguments de lobbyistes et de certains politiciens sont majoritairement d’ordre économique en dépit des préoccupations sanitaires. Et bien sûr, ils s’en défendent quand on aborde la question, mais c’est exactement de ça dont il s’agit et cela ­m’inquiète. Mais c’est aussi ce que la pandémie nous enseigne: la compréhension selon laquelle la santé est le bien suprême n’est apparemment pas une évidence et, régulièrement, elle est plus ou moins directement ­remise en cause en cette période de crise. J’espère que nous arriverons, en collaboration avec la population et le corps médical, à faire entendre notre voix, car la santé doit rester le bien suprême.
FMH
Division Santé publique
Nussbaumstrasse 29
Case postale
CH-3000 Berne 16
public.health[at]fmh.ch