«J’ai retrouvé le plaisir d'exercer la médecine»

Tribüne
Édition
2021/10
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.19548
Bull Med Suisses. 2021;102(10):374-375

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Publié le 09.03.2021

Près d’un tiers des médecins en Suisse viennent de l’étranger. Pourquoi ont-ils quitté leur pays? Quels obstacles ont-ils rencontrés? Que pensent-ils de notre système de santé? Nous tentons de répondre à ces questions dans la rubrique «Bonjour la Suisse». Dans ce numéro, le généraliste Jacques Boulan évoque ce qui l’a poussé à quitter la banlieue de Roanne, dans la Loire, pour s’installer à ­Colombier (NE).
«Mon cabinet a été presque entièrement vidé: je me faisais fréquemment voler, des magazines dans la salle d’attente au paillasson en passant par le papier toilettes», raconte Jacques Boulan lorsqu’il explique ses conditions d’exercice en France. Ne supportant plus les incivilités et menaces quotidiennes, le praticien généraliste quitte en mars 2019 la ville de Roanne, à 80 kilomètres au nord-ouest de Lyon, pour entamer une nouvelle tranche de vie en Suisse. Depuis lors, Jacques Boulan est installé dans un cabinet de la paisible bourgade de Colombier, au bord du lac de Neuchâtel. A 55 ans, il a retrouvé équilibre, bien-être et goût de la médecine. «Je regrette simplement de ne pas l’avoir fait plus tôt.» Son vécu reflète le lot d’un grand nombre de médecins dans l’Hexagone: «Les conditions d’exercice sont déplorables, je plains le corps médical français», résume-t-il. Un état de fait d’autant plus marqué dans les zones défavorisées, où la précarité côtoie la délinquance et où le médecin expatrié avait son cabinet.

Bracelets électroniques

«Je traitais des gens portant des bracelets électroniques aux pieds, qui n’avaient souvent aucun respect pour les médecins. Je me suis fait menacer et en suis presque venu aux mains avec un patient. Là, je me suis dit que c’en était trop.» A 25 euros l’acte, Jacques Boulan devait enchaîner les patients pour que cela soit rentable: «Je faisais 50 à 60 actes par jour, la plupart du temps pour des prescriptions de médicaments. Pour moi, ce n’était plus de la médecine.»
Pour le quinquagénaire, le vase était plein. Sur conseil d’un confrère français installé en Suisse, il se met à y chercher un cabinet. Après une année et demi, il finit par trouver la perle rare: «Je voulais être dans un cabinet en indépendant. Les centres médicaux sont à mon avis des arnaques, tenus par des financiers qui se font de l’argent sur le dos des médecins étrangers. Ne parlant pas l’allemand, je me suis cantonné à la Suisse romande. On m’a fait des propositions intéressantes, mais dans des régions très reculées. Je ne m’y voyais pas», concède celui qui a un diplôme en micronutrition et dit attirer une patientèle davantage urbaine.
Jacques Boulan au sujet des conditions d’installation pour les médecins étrangers: «Si la Suisse continue de serrer la vis, elle court un vrai danger de manquer de généralistes.»

Face aux clichés, mieux vaut se taire

Comment se sont passés ses débuts en Suisse? «Difficiles», lâche le Français en évoquant le défilé de paperasse pour l’obtention des équivalences et autorisations de pratique et de facturation. Un processus qui durera six mois et lui fait perdre la patientèle de son prédécesseur. A cela s’ajoute un accueil parfois réservé de certains confrères et consœurs. L’étiquette du médecin étranger venu chercher l’eldorado, Jacques Boulan se l’est vu affubler à plusieurs reprises. A tort: «Dans les faits, je gagnais mieux ma vie en France, car je traitais les patients à la chaîne et le coût de la vie était nettement moins cher. Mais j’avais perdu le plaisir d’exercer et ne voyais plus le sens de mon métier.» Bien décidé à s’intégrer au plus vite, il prend sur lui et se tait face aux remarques. Une stratégie payante: l’expatrié a désormais un solide cercle d’amis, dont il a d’abord fallu gagner la confiance. «Ce n’est pas facile d’entrer en contact avec les gens, mais une fois qu’on a brisé la glace et témoigne de l’envie de créer une amitié, des liens forts naissent.» Tennis de table, théâtre, fitness: le médecin de la Loire n’est pas resté les bras croisés pour enrichir sa vie sociale.

Une histoire de porte-manteau

Aujourd’hui, le quinquagénaire se dit comblé par sa nouvelle vie en terres helvétiques. Très reconnaissant de cette seconde chance et d’«avoir enfin le temps» de traiter ses patients, le Français souligne la grande politesse des Suisses. Cela le frappe lorsqu’il voit les patients accrocher bravement leur veste à l’entrée. Impensable en France, où il avait «par précaution» renoncé à installer un porte-manteau, de peur de se le faire voler. «Il y a ici un grand respect du médecin qu’il n’y a plus dans l’Hexagone», déplore Jacques Boulan. Il s’est aussi fait à la rigueur toute helvétique: «Sur le plan professionnel, il vaut mieux être cadré.»
Quant à la pratique médicale, quelles différences avec la France? A Roanne, le généraliste menait régulièrement des consultations pédiatriques – environ 10 par jour – et gynécologiques, ce qui ne lui arrive plus à Colombier. «Ce sont deux modes d’exercice différents.»
La crise du Covid a eu de fortes répercussions sur son quotidien. Pendant la première vague, Jacques Boulan a vu son activité baisser de 70%. Fin octobre, il a lui-même contracté le virus, qui l’a affaibli pendant plusieurs semaines. Les rendez-vous ont heureusement repris une cadence normale, voire augmentée. Le Français pose un regard plutôt critique sur la gestion de la pandémie en Suisse, qui a connu près de 10 000 de nouveaux cas au pic de la deuxième vague. Il pointe du doigt une mauvaise anticipation et un fort relâchement des mesures durant l’été. «Mais la situation n’est pas meilleure en France», concède-t-il.

Une qualité de vie qui a un prix

Jacques Boulan émet aussi des réserves par rapport au durcissement des conditions d’installation pour les médecins étrangers, alors que la Suisse fait déjà face à une pénurie de professionnels dans certaines régions: «Si le pays continue de serrer la vis, je pense qu’il court un grand danger de ne pas disposer de suffisamment de généralistes à l’avenir.» Les médecins français sans titre FMH n’ont pas le droit de facturer les soins de plus de vingt minutes, ce qui est «problématique dans un pays où le coût de la vie est cher» selon l’expatrié. Ayant obtenu sa thèse avant 2001, il peut, lui, facturer comme un médecin suisse. «Sinon ce serait très difficile économiquement.» Il comprend que cela rebute certains médecins étrangers. Sans parler des montants considérables à verser chaque mois aux assurances.
Bien que l’Helvétie soit «un pays magnifique avec une qualité de vie incroyable» et qu’il s’y sente très bien, Jacques Boulan pense qu’il ne pourra pas y rester une fois à la retraite: «La cherté de la vie est telle que je vais probablement devoir rentrer en France.» Même s’il ne s’y rend plus si souvent qu’au début, le généraliste a gardé des liens étroits avec son pays. Il a en tout cas une belle raison de retourner un jour au bercail: sa fille fait des études à Paris.
Pour notre rubrique «Bonjour la Suisse», nous recherchons des médecins étrangers intéressés à raconter ce qui les a motivés à venir en Suisse et comment ils y vivent. Vous pouvez nous faire part de votre intérêt par courriel: julia.rippstein[at]emh.ch
julia.rippstein[at]emh.ch