Les alternative facts face à la complexité

La dévalorisation du statut de la vérité

Zu guter Letzt
Édition
2021/08
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.19522
Bull Med Suisses. 2021;102(08):310

Affiliations
Dr méd., membre de la rédaction

Publié le 23.02.2021

Un collègue du CHUV et moi-même échangions récemment sur cette chose inouïe: la perte de crédibilité des notions de vérité ou de réalité – basée sur les faits scientifiques notamment.
Au début, il y a quelques années, je n’ai pas vraiment compris ce qui se passait – tout de même, la réalité est vérifiable! Le phénomène, devenu mondial, a beaucoup prospéré avec l’arrivée au pouvoir d’un Donald Trump «who has a very loose relationship with truth» («qui a une relation très lâche avec la vérité»), selon Mitt Romney, sénateur de son propre parti, «a pathological liar» («un menteur pathologique») selon un autre. Son entourage a mis au goût du jour la notion de «faits alternatifs» (alternative facts), nouveauté inter­pellante. Ce qui inquiète, c’est que près de la moitié de la population étatsunienne s’est habituée à ces mensonges et, pire, y croit.
Au nom de la liberté (de dire n’importe quoi), certains voudraient que les médias accordent autant de place aux avis discordants qu’aux faits – ou à ce que pensent des personnes aux compétences reconnues. Sous le titre «Les infortunes de la vérité», un journaliste senior rappelle que «toutes les opinions ne se valent pas. Il faut d’abord se coltiner aux faits, dont on sait qu’ils sont têtus» [1].
Les médias ont pour mission d’observer objectivement le tumulte sociétal, d’en rendre compte et de le commenter sur des bases fondées. Ce n’est pas ce qui se passe sur les réseaux sociaux, la parole la plus saugrenue semblant y avoir par principe autant de poids, voire davantage, que celle d’un groupe d’experts (on peut penser ici au GIEC à propos de climat), ou d’un élu ou dirigeant ayant la charge d’évaluer et de gérer une situation dans ses origines et conséquences factuelles.
Bien sûr, il est normal de questionner les avis des experts ou des «sages», mais on devrait pouvoir attendre des voix critiques qu’elles manifestent un minimum d’objectivité et de bon sens. Le Covid-19 a entraîné une floraison d’idées et d’allégations sur diverses dimensions de la pandémie, avec souvent des ingrédients conspirationnistes, à l’image des menées exprimant des craintes d’un système souterrain téléguidant le monde dans sa marche. En gros, des manipulations massives dont la plupart d’entre nous seraient totalement inconscients. Au plan global, le succès de mouvements comme QAnon est très préoccupant [2].
Le problème: vous avez une bonne chance d’être cru si vous affirmez des choses invraisemblables, mais qui pointent avec aplomb où est le bien et où est le mal. La vidéo Hold up, qui se veut un documentaire («docu-­menteur» selon un observateur) et a été très regardée, est une collection de tels messages non fondés et simplistes.
Or, la vie, le monde, sont marqués par la complexité – comme cherche depuis des décennies à le faire comprendre Edgar Morin. Mais ce qui est complexe perturbe notre tranquillité d’esprit. Pour les décideurs et autres responsables, cela représente d’immenses défis de communication. Ce qui a valu des casse-têtes ré­pétés au Conseil fédéral et aux gouvernements cantonaux en 2020.
Exemple d’actualité, la vaccination contre le Covid. Tous les avis entendus vont dans le sens d’une non-obligation de se vacciner. Mais une initiative étonnante est lancée pour ancrer cette non-obligation dans la Constitution. Comme s’il fallait contrer une machination imminente. Tempête dans un verre d’eau à la suisse… Les initiants prétendent notamment interdire tout traitement différent de personnes qui refusent la vaccination. A première vue une demande raisonnable. Mais si une compagnie aérienne exige des passagers qu’ils soient vaccinés, ou si un Etat étranger l’impose aux personnes arrivant sur son territoire, comment la Confédération s’y opposerait-elle?
S’il s’agit d’éviter, sur la base de données fiables, que des non-vaccinés mettent sérieusement en danger les autres, ces mesures «discriminantes» auront une logi­que. La vie en société requiert de trouver un équilibre adéquat entre droits et devoirs des citoyens. Là encore, il importe que des informations compréhensibles soient disponibles et communiquées avec talent!
jeanmartin280[at]gmail.com
1 Alain Campiotti, Le Temps, 7 décembre 2020, page 8.
2 Le site d’informations heidi.news a publié en automne 2020 un reportage édifiant sur un groupe de cette veine à Genève.