Comment se libérer du carcan ­numérique?

FMH
Édition
2020/43
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.19319
Bull Med Suisses. 2020;101(43):1387

Affiliations
Dre méd., membre du Comité central de la FMH, responsable du département Numérisation / eHealth

Publié le 20.10.2020

Les politiques et les autorités ne cessent de nous dire de saisir enfin les opportunités de la numérisation et d’utiliser des outils en phase avec notre temps, et brandissent la menace de la contrainte. Une douche froide a suivi dès cet été lorsque le Parlement a décidé de coupler l’octroi de l’autorisation de pratiquer à l’obligation de participer au dossier électronique du patient (DEP). D’autres obligations suivront. Les déclarations indifférenciées, voire fausses, diffusées par les médias ont également le pouvoir d’accroître la pression des ­politiques sur le corps médical: «Les annonces de ­nouveaux cas de coronavirus se font par fax»1, ou «Beaucoup de médecins ne respectent pas l’obligation de signaler les cas»2. Alors que la première a été voulue par les autorités, la seconde est tout simplement fausse. Il n’en reste pas moins qu’un excès de réglementation et les accusations sont des instruments stratégiques bien connus pour déléguer la responsabilité via le contrôle et l’effet de diversion.
Dans ce contexte, il est utile de jeter un œil sur les ­enseignements tirés d’autres pays. Sous le titre The ­HITECH Era in Retrospect3, le New England Journal of Medicine a publié une excellente synthèse de l’évolution aux Etats-Unis, dont deux conclusions au moins sont importantes pour la Suisse: la numérisation dans le secteur de la santé est un gigantesque moteur de croissance économique; et pour qu’elle apporte des avantages, il faut des incitatifs qui interpellent le «cœur et l’esprit» des médecins. Ce dernier point ne peut être ­atteint que si le corps médical a son mot à dire dans la manière de concevoir le cabinet médical numérique de demain.
En hiver 2019, un groupe de médecins s’est rendu en ­Estonie, pays pionnier du numérique en Europe. Au-delà des exemples remarquables du soutien que procurent les outils informatiques à la qualité de la médecine d’urgence et de la médecine intensive, le regard porté sur l’activité des cabinets médicaux a montré que ni un tchatbot ni une offre numérique de télé­médecine n’étaient utilisés pour le triage des soins ­primaires. Le triage le plus efficace restait la conver­sation téléphonique entre l’assistante médicale et le patient.
La mission de la politique ne saurait être de restreindre la marge de manœuvre professionnelle des médecins par une cascade de réglementations mais bien plus de créer les conditions cadres permettant d’utiliser les technologies numériques au cabinet et de veiller ­notamment à l’investissement de l’Etat dans les ­infrastructures numériques et à des standards uniformes pour la protection et la sécurité des données et pour l’interopérabilité. De la sorte, les organisations professionnelles du secteur de la santé seraient à même de soutenir leurs membres dans leur mise en œuvre.
Les responsables politiques en Suisse ont pourtant préféré mettre la charrue avant les bœufs en imposant aux professionnels de santé le DEP, réglementé jusque dans les moindres détails par les autorités. Vu sous cet angle, rien de surprenant donc que ce produit doté d’une architecture centrale sans chiffrement de bout en bout ait remporté le Big Brother Award4 en 2019. Dans ces conditions, deux missions se profilent pour les médecins: premièrement, créer l’espace dont ils ont besoin pour exercer dans ce «carcan numérique», et deuxièmement, jouer un rôle majeur dans la transformation numérique du cabinet médical.
Le premier point réussit, entre autres, grâce au groupe de travail interprofessionnel (GTIP) qui fixe les standards pour les contenus du DEP, ou avec la création et l’utilisation d’entités propres aux médecins telles que la communauté DEP Swiss AD.
Le deuxième point se réfère aux compétences et à l’identification professionnelle intrinsèque; toutes deux déjà présentes en début de carrière. Les mots du directeur du bachelor en médecine de l’EPFZ le résument ainsi: «Nous formons des praticiens au profil ­particulier, des médecins avec des connaissances spécifiques en sciences naturelles et en technologie, qui, forts de ce bagage, sont en mesure d’appliquer les ­évolutions de la médecine numérique à la pratique clinique»5. Pour ne pas perdre cette force créatrice dans un quotidien professionnel surrégulé, il faut non seulement chaque médecin mais tout le collectif du corps médical pour fixer les limites et façonner l’innovation – ensemble, au-delà des différentes disciplines.