Etude démographique de ­l’anesthésiologie en Suisse

Organisationen der Ärzteschaft
Édition
2020/42
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.19263
Bull Med Suisses. 2020;101(42):1358-1363

Affiliations
a Dr med spécialiste en anesthésiologie, PhD en épidémiologie, master en informatique médicale, responsable de l’étude, Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG); b Dr med, spécialiste en anesthésiologie, comité d’étude, Coire; c Dr med, spécialiste en anesthésiologie, comité d’étude, Lucerne; d Dr med, spécialiste en anesthésiologie, comité d’étude, Locarno; e Prof Dr med, spécialiste en anesthésiologie, Président de la SSAR (Société Suisse d’Anesthésiologie et de Réanimation), Lausanne; f Dr med, spécialiste en anesthésiologie, Secrétaire générale de la SSAR, Winterthour; g Prof Dr med, spécialiste en anesthésiologie, Président de la Commission scientifique de la SSAR, Aarau; h Prof Dr med, spécialiste en anesthésiologie, Vice-président de la SSAR, Zurich.

Publié le 13.10.2020

La SSAR (Société Suisse d’Anesthésiologie et de Réanimation) a mené en 2018 une ­enquête nationale sur la démographie médicale dans la spécialité. Dans la continuité des enquêtes précédentes (2009 et 2011), cette nouvelle enquête s’est avérée tout particulièrement nécessaire pour évaluer, non seulement l’évolution de la démographie médicale dans la spécialité, mais également les problématiques de motivation et bien-être au travail.

Introduction

En 2009 et 2011, 2 enquêtes démographiques avaient été réalisées par la SSAR, respectivement en Suisse latine et alémanique, dans le but d’évaluer l’adéquation des effectifs médicaux dans la spécialité par rapport aux besoins et d’extrapoler les futurs besoins en médecins anesthésistes pour la décennie à venir. Des changements importants étant survenus récemment dans les conditions générales de travail et la nécessité d’une étude nationale conjointe (Suisse latine et alémanique) s’étant avérée nécessaire, une enquête nationale a été menée. Elle visait non seulement à évaluer l’évolution de la démographie médicale dans la spécialité mais aussi l’état de motivation et de bien-être au travail. Il s’est avéré en effet nécessaire de comprendre si la charge professionnelle que représente la pratique de l’anesthésie dans des contextes hospitaliers complexes et parfois stressants, entraîne des problèmes d’insatisfaction, de mal-être physique et mental, voire une augmentation du risque d’épuisement professionnel.
Ces questions ont motivé le Comité directeur de la SSAR (Société Suisse d’Anesthésiologie et de Réanimation) à lancer une enquête plus approfondie et menée de manière systématique à un niveau national.

Méthodologie

En octobre 2018, grâce au réseau de contact et aux données disponibles du programme Qualité national AQUA de la SSAR, une liste exhaustive du nombre de personnes travaillant comme médecin anesthésiste dans les hôpitaux publics et privés a pu être créée. Cette liste incluait également les médecins anesthésistes travaillant à leur compte dans des cliniques ou des cabinets avec une activité essentiellement ambulatoire (OBA = Office-Based Anaesthesia).
Chacun des 2667 spécialistes ou médecins en formation d’anesthésie s’est vu remettre par le responsable local de l’enquête un questionnaire trilingue de 150 questions. Afin de garantir l’anonymat des réponses, seuls les responsables locaux disposaient d’une liste nominative mais seule l’équipe chargée de la récolte et de l’analyse pouvait disposer des réponses, sans fusion possible des deux types de document. La logistique d’une telle enquête a nécessité la participation de plus de 50 collaborateurs de l’étude au niveau régional.
Il était possible de répondre au questionnaire par voie postale (format papier) ou via Internet. Les réponses reçues étaient enregistrées directement par les data managers de Data Conversion SA, Genève, avant d’être nettoyées et analysées par les statisticiens du Centre de Recherche Clinique des HUG et l’équipe en charge de l’enquête.

Résultats

Avec 1985 questionnaires complétés, le taux de réponse a atteint la valeur très satisfaisante de 74,4%, permettant de considérer les résultats de cette enquête comme représentatifs de la population des médecins anesthésistes en Suisse.
On dénombre en Suisse 31,3 anesthésistes pour 100 000 habitants (médecins spécialistes ou en formation postgraduée). En comparaison avec d’autres pays, ce taux se situe dans le haut de la moyenne européenne (Allemagne 30,9/100 000; Italie 25,9/100 000; France 15,2/100 000; Autriche 39,3/100 000), mais, une telle comparaison nécessite d’être pondérée, l’enquête suisse, à la différence des autres études, a aussi intégré les médecins en formation d’anesthésie, y inclus ceux en médecine intensive.
Parmi les répondants, on dénombrait 442 médecins en formation postgraduée, dont 15% d’entre eux se destinaient à une autre spécialité (médecine intensive, forma­tion d’urgentiste, autre). L’âge moyen auquel le diplôme de spécialiste était obtenu est de 36 ans. La durée moyenne de la formation postgraduée en anes­thésie à partir de l’obtention du diplôme de médecin jusqu’au titre de spécialiste est de 9 ans.
La pyramide des âges (graphique 1) montre une féminisation croissante de la profession de médecin anesthésiste au cours du temps. Les hommes restent toutefois encore majoritaires avec une proportion de 55,7%. Néanmoins des changements dans le futur sont pré­visibles. En effet, alors que le ratio homme/femme est de 59% versus 41% parmi les anesthésistes de plus de 35 ans, il s’inverse pour ceux de moins de 35 ans avec 47% d’hommes pour 53% de femmes.
Graphique 1: Répartition des anesthésistes en Suisse selon l’âge et le sexe.
Dans la décennie à venir, chaque année, soixante médecins anesthésistes prendront leur retraite alors que sur la période 2014–2018, à peine 53 médecins par année ont obtenu le titre suisse de spécialiste en anes­thésie. De plus, 45,9% des spécialistes interrogés souhaitent une diminution de leur pourcentage d’activité avant leur retraite, et 34% souhaitent une modification de leur activité professionnelle, principalement en supprimant l’astreinte de garde (service d’urgence).
La plupart des médecins anesthésistes exercent leur profession dans un établissement public (77%), répartis à parts égales entre les hôpitaux publics universitaires et les hôpitaux publics cantonaux et régionaux. 19% des médecins anesthésistes sont employés dans des cliniques privées ou y travaillent en tant que médecins cadres indépendants (graphique 2). La plus forte densité de personnes actives dans des structures privées se trouve dans les cantons de Zoug et de Bâle-Ville. Au niveau national, l’activité privée de type OBA ne concerne que 4% des médecins anesthésistes.
Graphique 2: Lieu de travail et fonction des médecins ­anesthésistes.
En termes d’activité clinique, 81,5% des médecins anesthésistes décrivent une activité polyvalente (y c. l’anesthésie obstétricale, pédiatrique et les urgences) avec pour certains d’entre eux une sous-spécialité en plus. Seulement 0,4% des médecins ont une activité de recherche à plein temps.
La majorité des médecins répondants (76,9%) ont un titre de spécialiste et 68,8% des médecins anesthésistes interrogés sont suisses. Les ressortissants européens représentent 30,1% et seulement 1,1% sont d’origine non européenne. Ces derniers sont principalement concentrés dans les hôpitaux publics régionaux ou universitaires, mais travaillent également comme médecins anesthésistes indépendants. Dans les cliniques privées travaillent principalement des médecins anesthésistes de nationalité suisse (80,3%).
Seuls 59,6% des médecins anesthésistes travaillent à temps plein (100%), les autres travaillent entre 10 et 95%. Le temps de travail moyen des médecins anesthésistes en Suisse est de 50,8 heures par semaine. Plus le niveau de responsabilité et la position hiérarchique sont élevés, plus le nombre d’heures de travail hebdomadaire est important. Par exemple, plus de 46% des médecins anesthésistes occupant des postes de médecins cadres dans les hôpitaux régionaux, cantonaux et universitaires, travaillent plus de 70 heures par semaine. D’après les réponses reçues, le temps de travail limité à un maximum de 50 heures par semaine (selon la loi sur le travail) est respecté pour les médecins assistants et les chefs de clinique dans respectivement 69,8% et 74,4% des cas.
Les services de piquets et de gardes sont d’organisation et de pénibilité très variables, avec des durées souvent prolongées (au minimum 12 heures) surtout en Suisse latine. Leur nombre est en moyenne de 8 par mois.
Sur la base du questionnaire de santé validé Short Form 36 (SF 36), il a pu être identifié que l’état de santé physique des médecins anesthésistes peut être considéré comme bon à très bon. Le niveau de satisfaction est lui plus variable (graphique 3). Le mauvais équilibre entre vie professionnelle et vie privée, l’excès de tâches administratives ainsi qu’une rémunération financière perçue comme insuffisante sont des causes significatives d’insatisfaction, en particulier dans les institutions publiques. Il est important de noter que la jeune génération attache une importance croissante à un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée.
Graphique 3: Extrait des réponses concernant la satisfaction des médecins anesthésistes dans la vie professionnelle.

Discussion

La durée de 9 années de la formation postgraduée jusqu’à l’obtention du titre de spécialiste en anesthésie apparaît comme élevée. Cela peut s’expliquer par plusieurs raisons. L’une est le travail à temps partiel pendant la période de formation postgraduée. Il allonge d’autant la durée de la formation. L’autre est les formations complémentaires demandées aux médecins anesthésistes avant de leur permettre d’intégrer la formation d’anesthésie (médecine interne, chirurgie, soins intensifs, ant­algie, médecine d’urgence, médecine préhospitalière). Si elles permettent d’assurer les missions liées au large spectre d’activités qu’implique l’anesthésie, elles en rallongent d’autant la durée de la formation.
Si, dans les prochaines années, on n’assiste pas à une augmentation du nombre de médecins obtenant un titre de spécialiste en anesthésiologie, les départs attendus à la retraite ne pourront progressivement plus être compensés. En outre, au cours de la période 2014–2018, seuls 55% des médecins ayant obtenu le titre de spécialiste en anesthésie étaient titulaires d’un diplôme de médecin suisse, les autres étant des médecins poursuivant leur formation de spécialiste en Suisse avec un diplôme de médecin européen ou extra-européen ou faisant reconnaître le titre de spécialiste acquis dans leur pays d’origine. La Suisse est donc fortement dépendante de l’étranger pour le maintien d’une relève suffisante en nombre de médecins anesthésistes pour les années à venir. Il est difficile par ailleurs d’estimer l’évolution future de la part de travail en temps partiel pour les médecins anesthésistes femmes comme pour les hommes. Il est fort possible que celle-ci soit en augmentation.
Actuellement, la quasi-totalité de la charge de la formation postgraduée incombe aux grands et moyens hôpitaux publics, tandis que les petites cliniques et les institutions privées n’y contribuent que peu. Et ce, malgré le fait que près d’un cinquième des anesthésistes travaillent dans des cliniques privées.
La profession de médecin anesthésiste conserve un haut degré d’attractivité, mais seulement si le spectre large d’activité et la polyvalence peuvent être maintenus. Cela semble être l’une des principales raisons pour laquelle les jeunes diplômés choisissent la spécialité et en sont satisfaits. Pour veiller à garantir le maintien de la satisfaction avec la profession de médecin anesthésiste, il est important de bien considérer les différences d’attentes en matière d’équilibre travail-vie privée entre les générations «baby-boomers», X et Y. Il importe de considérer des réglementations de travail intelligentes avec des conditions-cadre pragmatiques. La réduction du stress et de la charge de travail, et la limitation des tâches administratives en constituent des éléments importants. Le développement de la profession de médecin anesthésiste est appelé à se faire de manière intégrée avec les autres spécialités.
Les données de cette enquête abordent de nombreux aspects de la profession de médecin anesthésistes et permettent des analyses différentes et en même temps ciblées sur de nombreux aspects de la profession tels que la formation postgraduée, l’activité professionnelle et la satisfaction. D’autres résultats de cette enquête sont à attendre dans le futur. Dans un futur proche, l’image et les perspectives professionnelles de la spécialité d’anesthésie, tout comme la position de l’anesthésiste en tant qu’individu et en même temps membre d’une équipe chirurgicale, vont jouer un rôle croissant dans le développement de cette profession. Les défis à venir incluent l’adaptation de la formation postgraduée aux exigences du renouvellement démographique et aux changements attendus dans l’organisation de l’activité professionnelle (temps partiel; équilibre travail / activités sociales).
L’actuelle pandémie de Covid-19 montre également la position centrale occupée par la profession de médecin anesthésiste pour assurer le bon fonctionnement du système de santé. Au-delà de leur périmètre d’activité traditionnelle (blocs opératoires, douleurs, antalgie, urgence, préhospitalier), de nombreux médecins anesthésistes ont eu à jouer un rôle central en renforçant les effectifs des unités de soins intensifs pour pallier à la crise sanitaire. Il est donc crucial que puisse être garanties dans le futur la ressource, au bon fonctionnement du système de soins comme à la gestion d’une éventuelle nouvelle pandémie, que constitue les médecins anesthésistes. De nombreux changements dans la médecine chirurgicale et interventionnelle sont prévisibles à l’avenir avec un nombre d’interventions et un nombre de patients en constante augmentation dans les années à venir (pic générationnel des «baby-boomers» parmi la population vieillissante). Ceux-ci auront un impact direct sur la pratique anesthésique. Les départs imminents à la retraite, la féminisation croissante, l’éventuelle diminution de l’immigration de médecins étran­gers et les changements dans les modalités de l’activité professionnelle (spécialisation, privatisation, temps partiel, départ avancé à la retraite) ne feront que renforcer cet impact. Une importante pénurie à venir en méde­cins spécialistes en anesthésie n’est pas à exclure dans un avenir plus ou moins proche.

L’essentiel en bref

• En 2018, la Société Suisse d’Anesthésiologie et de Réanimation (SSAR) a réalisé un sondage national afin de recueillir des données démographiques clés sur les médecins anesthésistes.
• Une enquête trilingue de 150 questions a été remise directement et envoyée à 2667 spécialistes en anesthésiologie et médecins en formation postgraduée en novembre 2018.
• 1985 questionnaires ont été remplis, soit un taux de réponse remarquable de 74,4%, ce qui permet de tirer des conclusions représentatives.
• En Suisse, on compte 31,3 anesthésistes (spécialistes et médecins en formation postgraduée) pour 100 000 habitants.
• Selon le sondage, la durée moyenne de la formation postgraduée, entre l’obtention du diplôme de médecin et celle du titre de spécialiste, avoisine 9 ans.
• Dans quelques années, une soixantaine de spécialistes en anesthésiologie prendront leur retraite chaque année, alors que 53 médecins par an seulement ont obtenu le titre sur les 5 dernières années (2014-2018).
Suzanne Reuss L.
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