Ces vies consacrées à une cause

Horizonte
Édition
2020/5152
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.19202
Bull Med Suisses. 2020;101(5152):1758

Affiliations
Dr méd., membre de la rédaction

Publié le 15.12.2020

Richard Powers
L’Arbre-monde
Paris: Le cherche midi, 2019, 741 pages
C’est une assez formidable épopée, Prix Pulitzer 2019, que ce livre de l’écrivain américain Richard Powers, très préoccupé par la dégradation de l’environnement et de la biodiversité. Une fiction inspirée par des démarches militantes aux Etats-Unis dans les années 1980–1990. Histoires entremêlées d’activistes qui cher­chent à empêcher la déforestation sur la côte ouest du pays – on se souvient chez nous de groupes bloquant des accès, s’enchaînant à des séquoias, se couchant devant les caterpillars.
Bien que touffu, ce livre haletant offre un «tissage» haut en couleurs des parcours de neuf jeunes gens qui s’engagent suite à des événements de vie divers et qui auront pris de l’âge dans les dernières parties de l’ouvrage intitulées «Cime» et «Graines», après «Racines» et «Tronc». Parmi eux: l’arrière-petit-fils d’immigrants norvégiens dans l’Iowa au XIXe siècle, une ingénieure qui fait carrière dans une multinationale, fille d’un immigré de Shanghai, un sociologue thésard, un vétéran du Vietnam, une fille charismatique qui abandonne ses études et une botaniste et chercheuse qui a découvert les vertus et propriétés des arbres, en particulier qu’ils communiquent entre eux, voire ont une «intelligence» – faisant penser à Peter Wohlleben, le réel auteur de La vie secrète des arbres, dont on sait le succès. Il y a aussi un génie de l’informatique qui fait fortune dans les jeux vidéo – sorte de rappel, en toile de fond, de ce qu’un nombre croissant d’entre nous vivent en mode virtuel.
D’abord, Powers décrit individuellement les protagonistes, enfance et famille, études, emplois, donnant ainsi un coup de projecteur sur la vie étatsunienne. Puis comment chacun-e part vers l’Ouest et se retrouve dans la résistance à l’abattage de la forêt séculaire diversifiée, riche, foisonnante – pour en faire des pâturages ou des monocultures industrielles d’arbres à croissance rapide. Par des engagements forts fondés sur la non-violence, ils obtiennent quelques succès: ainsi, le couple qui prend une résidence de deux semaines en principe sur une plateforme bricolée à 60 mètres de haut d’un séquoia géant et qui va finalement y vivre dix mois avant que l’obstination des bûcherons et de la police ne les déloge.
Déçus, frustrés de la non-écoute et de la brutalité des exploitants comme des autorités (pour qui croissance quantitative et efficience sont les critères déterminants indiscutables et l’utilité toujours à maximiser), ils mènent eux-mêmes quelques actions violentes, des incendies notamment, avant de se disperser. On les retrouve vingt ans plus tard: certains réintégrés dans «le système», d’autres marginaux. Par (mal-)chance, le FBI tombe sur une trace, remonte à certains qui sont incarcérés, mais ne regrettent rien. Tous se souviennent.
Quelques extraits: «La richesse a besoin de barrières [et l’Amérique n’en veut pas]. Il ne reste rien sur le continent pour seulement suggérer ce qui a disparu. Tout est remplacé à présent par des milliers de kilomètres de fermes et de jardins contigus. Le sol se rappelle, un peu plus longtemps, les forêts disparues.» A propos des possibles capacités des arbres: «Qu’est-ce qui est le plus dingue [incroyable]: des plantes qui parlent ou des humains qui écoutent?»
Est rappelée l’importance de nouveaux récits pour faire saisir la nécessité du changement: «Les meilleurs arguments du monde ne feront jamais changer d’avis. Ce qu’il faut, c’est une bonne histoire.» Mais il y a un problème: «Nous ne sommes pas équipés pour percevoir les lents changements de fond. On peut fixer l’aiguille des heures sans la quitter des yeux, et pas une fois on ne la voit bouger.»
L’Arbre-monde tient en haleine. Très bien informé des choses de la nature, l’auteur offre une fresque de vies vécues, d’actions réalisées, de réflexions psychologiques et philosophiques substantielles, dans un pays où le (néo-)libéralisme n’a accepté jusqu’ici que tellement peu de limites à l’exploitation sans scrupule du milieu de vie. «Tous [ces jeunes gens] essaient d’écoper l’océan du capitalisme avec une capsule de gland», écrit Powers.
Une fiction, mais qui a dit qu’une bonne fiction fait mieux appréhender la réalité et ses enjeux que les faits «secs», les seuls faits vus isolément?
jean.martin[at]saez.ch