Que pensent les médecins de la nouvelle stratégie du Conseil fédéral en matière de santé?

«Santé2030»: beaucoup de lumière, et une zone d’ombre très marquée

FMH
Édition
2020/3334
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.19101
Bull Med Suisses. 2020;101(3334):966-968

Affiliations
a Dre phil., collaboratrice scientifique du président; b Dr méd., président de la FMH

Publié le 12.08.2020

La nouvelle stratégie du Conseil fédéral en matière de santé «Santé2030» rencontre un écho très favorable au sein de la profession médicale, et en particulier l’accent mis sur la prévention. Par contre, le budget global, mal camouflé dans «Santé2030», est clairement rejeté, car il relègue au second plan l’indication médicale et conduirait de fait à un rationnement.
En publiant sa stratégie «Santé2030» [1], le 6 décembre 2019, le Conseil fédéral a fait connaître ses plans en matière de santé publique pour les dix prochaines années. Il s’agit d’une version actualisée et élargie de la stratégie «Santé2020» [2, 3], qu’il avait adoptée en janvier 2013 et qui avait entraîné le lancement de plus de 90 projets, «dont 23 sont déjà terminés» ([1], p. 7), comme l’écrit le Conseil fédéral dans ce document.
La stratégie «Santé2030» identifie quatre défis en matière de santé publique, dont sont dérivés huit objectifs, qui eux-mêmes se déclinent en seize principaux axes politiques (voir tab. 1). Si chacun des quatre défis comporte des implications pour les professionnels de la santé et leur travail quotidien, c’est surtout le troisième, «Soins de grande qualité avec un système financièrement viable», qui concerne le plus directement la couverture médicale.
Tableau 1: Principaux axes politiques (PAP) de «Santé2030» et évaluation de ceux-ci: une vue d’ensemble.
Stratégie du Conseil fédéral dans le domaine de la santé:
quatre défis, huit objectifs, seize principaux axes politiques
Position de la FMH 
et de ses organisations affiliées
Défi Transformation technologique et numérique 
OBJECTIF 1 Exploiter les données de santé et les technologies 
PAP 1.1 Promotion de la numérisation et exploitation des donnéesApprobation, mais améliorations nécessaires
PAP 1.2 Définition de l’utilisation des nouvelles technologiesApprobation, mais améliorations nécessaires
OBJECTIF 2 Renforcer les compétences en matière de santé 
PAP 2.1 Information optimisée des citoyennes et citoyensApprobation, mais améliorations nécessaires
PAP 2.2 Amélioration du traitement des informations concernant la santé et les maladiesApprobation, mais améliorations nécessaires
Défi Evolution démographique et sociale 
OBJECTIF 3 Garantir les soins et le financement 
PAP 3.1 Augmentation des effectifs du personnel dans les soins de longue duréeTrès haut degré d’approbation, très haute priorité
PAP 3.2 Optimisation du financement des soins de longue duréeTrès haut degré d’approbation, haute priorité
OBJECTIF 4 Vieillir en bonne santé 
PAP 4.1 Renforcement de la prévention des maladies non transmissiblesTrès haut degré d’approbation, très haute priorité
PAP 4.2 Promotion de la santé chez les enfants et les adolescentsTrès haut degré d’approbation, très haute priorité
Défi Soins de grande qualité avec un système financièrement viable 
OBJECTIF 5 Augmenter la qualité des soins 
PAP 5.1 Renforcement des soins coordonnésTrès haut degré d’approbation, très haute priorité
PAP 5.2 Amélioration des traitements médicauxTrès haut degré d’approbation, très haute priorité
OBJECTIF 6 Maîtriser les coûts et décharger les ménages à faible revenu 
PAP 6.1 Aiguillage de l’évolution des coûtsOUI à la maîtrise des coûts, NON au budget global
PAP 6.2 Optimisation de la réduction individuelle des primesTrès haut degré d’approbation, priorité moyenne
Défi Chances de vivre en bonne santé 
OBJECTIF 7 Améliorer la santé grâce à un meilleur environnement 
PAP 7.1 Réduction des risques sanitaires liés à l’environnementTrès haut degré d’approbation, très haute priorité
PAP 7.2 Préservation et promotion de la qualité de la nature et du paysageTrès haut degré d’approbation, haute priorité
OBJECTIF 8 Mettre l’accent sur la santé au travail 
PAP 8.1 Prévention des retombées négatives des nouvelles formes de travail sur la santéTrès haut degré d’approbation, très haute priorité
PAP 8.2 Promotion d’un environnement de travail sainTrès haut degré d’approbation, très haute priorité

Procédure de consultation concernant la stratégie «Santé2030» au sein des organisations médicales

Pour recueillir l’avis du corps médical concernant la stratégie du Conseil fédéral, la FMH avait, en janvier de cette année, demandé à ses organisations affiliées de lui envoyer leurs prises de position d’ici la fin mars. Pour chacun des seize principaux axes politiques, la société médicale concernée devait indiquer si elle l’approuvait, et quel degré de priorité devait lui revenir, avec un bref justificatif de sa position, ainsi qu’une ­appréciation générale de la stratégie.
Dix organisations ont livré leur appréciation, dont sept organisations avec droit de vote et représentatives ensemble de plus de la moitié des membres de la FMH: les sociétés de médecine des cantons de Berne, Lucerne et Zurich, les sociétés de discipline SSMIG et SSPP, ainsi que les associations AMDHS et ASMAC. De plus, avec mfe, la swimsa et UNION, trois organisations habilitées à donner leur avis ont remis leurs prises de position.

Un écho globalement positif au sein de la profession médicale

Les résultats de la consultation révèlent que les organisations médicales jugent la stratégie «Santé2030» «globalement positive», «pionnière» ou au moins «en majeure partie pertinente», ou «sont en principe d’accord avec la vision, les défis, les objectifs et les grandes orientations». Elles saluent le fait que la stratégie n’est pas axée exclusivement sur le système de santé au sens strict mais prend en compte d’autres facteurs comme les conditions de travail, le climat ou la numérisation, et qu’elle donne beaucoup de place à la prévention au sens large.

OUI à la prévention, à la cybersanté, à la qualité et à la sécurité d’approvisionnement

Les organisations approuvent quasi sans réserve les principaux axes politiques liés au défi «Chances de vivre en bonne santé», soit la «réduction des risques sanitaires liés à l’environnement», la «préservation et promotion de la qualité de la nature et du paysage», la «prévention des retombées négatives des nouvelles formes de travail sur la santé» et la «promotion d’un environnement de travail sain».
Autres axes d’intervention suscitant une réaction positive, les principaux axes politiques définis pour le défi «Evolution démographique et sociale» convainquent la quasi-unanimité des organismes consultés. L’attention se porte prioritairement dans ce domaine sur le «renforcement de la prévention des maladies non transmissibles» et la «promotion de la santé chez les enfants et les adolescents», mais les auteurs s’intéressent également à la situation dans le domaine des soins et préconisent une «augmentation des effectifs du personnel dans les soins de longue durée» ainsi qu’une «optimisation du financement des soins de longue durée».
Les principaux axes politiques définis pour relever le défi de la «Transformation technologique et numérique» recueillent des avis favorables, mais davantage d’organisations proposent des modifications. Concernant les deux premiers axes politiques, «promotion de la numérisation et exploitation des données» et «définition de l’utilisation des nouvelles technologies», les organisations consultées rappellent avant tout l’importance que revêt la protection des données et relèvent les problèmes d’ordre éthique, et la nécessité d’engager un large débat public concernant l’utilité et les risques liés à ces technologies. Les coûts de la numérisation sont abordés, de même que la nécessité de ne pas alourdir encore la charge administrative supportée par les professionnels de la santé.
Les organisations saluent également les deux autres axes politiques du défi «Transformation technologique et numérique» visant à renforcer les compétences en matière de santé, à savoir «information optimisée des citoyennes et citoyens» et «amélioration du traitement des informations concernant la santé et les maladies». Elles relèvent toutefois que c’est au sein des groupes de population vulnérables que les possibilités de numérisation sont les plus limitées, d’où l’importance d’impliquer les médecins de famille.
Parmi les axes politiques définis au titre du défi «Soins de grande qualité avec un système financièrement viable», les organisations jugent globalement positifs ceux visant à «augmenter la qualité des soins»: elles approuvent et estiment hautement prioritaires le «renforcement des soins coordonnés» comme l’«amélioration des traitements médicaux». Elles rappellent toutefois que la coordination prend du temps et doit donc être rémunérée. Elles rejettent l’idée d’un système de rémunération basé sur les résultats car il donnerait des incitations erronées et contredirait le serment d’Hippocrate. Il n’y a pas non plus – contrairement à ce que semble suggérer, sans preuves à l’appui, la stratégie – de problème général de qualité. Enfin, les initiatives qualité ne doivent pas alourdir encore plus la charge administrative, p. ex. parce que l’on considérerait la collecte (répétée) de données comme la solution pour améliorer la transparence.

OUI à la maîtrise des coûts – NON au budget global qui se cache entre les lignes

Au chapitre «Soins de grande qualité avec un système financièrement viable», on trouve également l’axe ­politique «aiguillage de l’évolution des coûts». Les organisations médicales considèrent certes l’évolution des coûts comme un thème important, et lui donnent un «Oui» ou un «Oui, avec certaines modifications». Les explications du Conseil fédéral sur ce point amènent cependant plusieurs d’entre elles à estimer que la direction donnée est mauvaise. Car malgré le caractère vague des explications, le budget global se profile clairement entre les lignes. Plusieurs organisations considèrent qu’il n’est ni transparent ni honnête que la stratégie tente de faire passer plusieurs modifications décisives, déjà planifiées, en employant des formulations telles que «le cadre de l’assurance obligatoire des soins doit être adapté de manière à ce que la hausse des coûts reste dans des limites acceptables» ([1], p. 24). La ­formule cache tout simplement une mesure de rationnement, dont souffriront surtout les personnes qui auront le plus besoin de soins. La maîtrise des coûts ne saurait se faire au détriment de la qualité. La volonté exprimée dans la stratégie «Santé2030» de «fixer un cadre pour garantir que l’augmentation des coûts reste supportable» ([1], p. 22) relègue cependant l’indication médicale au second plan, raison pour laquelle le budget global doit être rejeté. Les organisations accueillent en revanche favorablement le second axe politique ­visant à maîtriser les coûts, à savoir l’«optimisation de la réduction individuelle des primes», en regrettant le ­caractère vague de la formulation.

En conclusion: beaucoup de lumière – mais une zone d’ombre très marquée

Dans l’ensemble, on peut donc dire qu’à une exception près, les pistes proposées dans la stratégie «Santé2030» rencontrent un accueil très favorable au sein de la profession médicale. La large ouverture thématique et l’accent mis sur la prévention, en particulier, sont très ­appréciés. L’idée nouvelle d’intégrer à la stratégie «certains déterminants de la santé extérieurs au système ­sanitaire au sens strict» ([1], p. 7) pourrait renforcer l’approche axée sur les conditions, longtemps négligée, pour la mettre sur un pied d’égalité avec la prévention ciblant les comportements. Les organisations critiquent en revanche les formulations très vagues utilisées, qui n’évoquent pas de manière suffisamment explicite les moyens à mettre en œuvre. Pour un thème aussi central que la qualité des soins, des explications plus concrètes seraient souhaitables, car elles per­mettraient d’évaluer si les mesures pro­posées géné­reraient une vraie valeur ajoutée ou ne ­feraient qu’ajouter à la bureaucratie. Les organisations regrettent surtout le caractère vague des déclarations entourant l’«aiguillage de l’évolution des coûts», qui laissent deviner la définition d’un budget global, sans le nommer de manière explicite. Un tel budget, qui ­négligerait les impératifs de l’indication médicale et de la qualité au profit d’un rationnement des pres­tations, est clairement rejeté par la profession, quel que soit l’emballage sous lequel il est proposé. Il vaudrait mieux se focaliser sur la qualité des soins, elle aussi à même d’influer positivement sur les coûts. Les avantages d’un système permettant aux patients d’accéder à une meilleure santé, via des prestations facilement accessibles, devraient être soulignés, en opposition à une focalisation exclusive sur les coûts.

Coronavirus: quelles incidences sur «Santé2030»?

La crise du coronavirus s’est déclarée pendant la période de consultation, et une société cantonale (SMVS) a déclaré que ses ressources étaient trop mises à contribution pour qu’elle puisse remettre sa prise de position. Il est probable que d’autres organisations se sont trouvées dans une situation comparable. La pandémie n’a pas fait qu’empêcher des organisations de participer, mais a modifié notre regard sur notre système de santé tout entier et a soulevé des questions d’un genre nouveau. On ne sait pas pour l’heure si le Conseil fédéral intégrera cette nouvelle réalité dans une version ­révisée de sa stratégie «Santé2030» ou s’il éditera de nouveaux documents.
Dre phil. Nora Wille
Nussbaumstrasse 29
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CH-3000 Berne 15
3 Wille N, Bütikofer AG, Schlup J. «Santé2020»: une vision viable de notre système de santé? Bull Med Suisses. 2014;95(11):423–6.