Analyse critique d’un arrêt du Tribunal fédéral

Rente AI et addiction: du mieux?

Tribüne
Édition
2020/2930
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.18670
Bull Med Suisses. 2020;101(2930):913-915

Affiliations
a Professeure de droit aux Universités de Genève et Lausanne; b juriste Pro Mente Sana; c spécialiste en médecine des assurances; d Société suisse de psychiatrie sociale; e Groupement romand d’études des addictions; f Société suisse de médecine de l’addiction; g CHUV, Collège Romand de médecine de l’addiction

Publié le 14.07.2020

Les personnes atteintes de syndrome de dépendance ont désormais autant de chance d’obtenir une rente AI que celles souffrant d’autres troubles psychiques. En juillet 2019, le Tribunal fédéral a changé sa jurisprudence. Ce renversement facilite également la tâche des médecins chargés des expertises visant à déterminer si une personne a droit ou non à une telle rente. Des incertitudes subsistent toutefois quant à la mise en œuvre de l’arrêt.
Décider si une personne a ou non droit à une rente de l’assurance-invalidité (AI) est une décision complexe prise au terme d’une procédure administrative et médicale souvent ressentie comme longue et pénible [1]. En effet, l’assurance-invalidité met en jeu des pré­occupations très diverses et en partie contradictoires: assurer une justice sociale pour les individus les plus vulnérables, leur reconnaître le statut de personne véritablement atteinte dans leur santé, faciliter leur réinsertion professionnelle, minimiser la charge budgétaire d’une assurance financée socialement, décharger les cantons qui assurent le dernier filet du minimum vital. Ces préoccupations sont arbitrées à la fois par les médecins, agissant le plus souvent comme experts appelés à se prononcer sur des symptômes, des diagnostics, des ­indicateurs, et des conséquences factuelles et par les juges chargés d’apprécier les avis des experts, puis d’appliquer des critères juridiques. Ce processus délicat se déroule de plus dans un climat de méfiance de certaines personnes qui perçoivent le rentier AI comme un profiteur du système. Ce préjugé est souvent plus marqué lorsque la rente AI est liée à l’évolution d’une maladie psychique. Il atteint son paroxysme lorsque cette maladie renvoie à l’usage non médical de substances psycho-actives. Il n’est ainsi guère surprenant que, lorsque la population est sondée, elle considère comme inéligibles aux prestations sociales les personnes encore trop souvent désignées par le terme ­négatif, imprécis et dénigrant de «toxicomanes» [2].
Ces tensions sont reflétées dans la jurisprudence fédérale en matière d’AI, qui, ces dernières années, a connu des revirements significatifs. Ainsi, par un arrêt phare de juin 2015 [3], le Tribunal fédéral a changé sa position pour admettre que l’incidence des troubles non somatiques sur la capacité de travail doit dorénavant être appréciée selon une «grille d’évaluation normative et structurée» fondée sur un «plan systématique du catalogue des indicateurs» [4]. Il ne faut plus nier systématiquement la «valeur» de maladies à certains troubles, en l’occurrence d’abord les troubles psychosomatiques (p. ex. fibromyalgie), puis toutes les affections psychiques [5]. Au contraire, il faut désormais évaluer en quoi ces troubles ont des répercussions sur la capacité de travail. Pour ce faire, l’expert dispose et applique une grille d’évaluation sur deux dimensions, à savoir des indicateurs de «gravité des limitations fonctionnelles» et des «indicateurs en lien avec la cohérence des limitations fonctionnelles». L’appréciation qui en découle est plus fine et s’efforce de tenir mieux compte des répercussions fonctionnelles du trouble ainsi que des ressources dites «mobilisables» de la personne.

Syndrome jugé «surmontable»

Toutefois, s’agissant des personnes souffrant d’un syndrome de dépendances à des substances (alcool, médicaments, et «drogues», à savoir substances d’usage non médical prohibé), le Tribunal fédéral, même après 2015, a continué à appliquer un régime rigide dans lequel la décision en matière de rente AI devait faire abstraction du syndrome de dépendance (SD). En d’autres termes, l’expert ne pouvait et ne devait tenir compte des ré­percussions engendrées directement par le SD. Ce syndrome était implicitement considérée comme «surmontable» par un «effort de volonté» de la personne, raison pour laquelle il n’y avait pas lieu d’en tenir compte. Dès lors, une rente AI ne pouvait être octroyée que si le SD avait causé une maladie (p. ex. sida) qui, elle, engendrait une incapacité de travail, alternativement si une maladie distincte (p. ex. schizophrénie) avait causé le SD, avec à son tour, une incapacité de travail. Si le SD était au premier plan, même si des comorbidités psychiques allaient de pair (p. ex. anxiété), ­l’octroi d’une rente était exclu. En cas de troubles ­psychiatriques co-occurents, l’expert était invité à se ­prononcer sur la nature primaire ou secondaire du trouble.
Cette jurisprudence très ancienne et de plus en plus ­décalée au regard de l’évolution des connaissances scientifiques a entraîné myriades de problèmes et d’incompréhensions sur le terrain. Les expertises médicales étaient alambiquées, tantôt insoutenables sous l’angle médical mais respectueuses du cadre légal, ­tantôt le contraire. Les médecins traitants comme les personnes examinées regrettaient des résultats incompréhensibles. Les personnes souffrant d’un SD se sentaient stigmatisées, peu reconnues voire rejetées. Même si elles recevaient néanmoins le revenu minimal d’insertion du canton, le mythe du profiteur et du faux malade avait des effets délétères tant sur l’image d’elles-mêmes que sur leurs relations sociales et sur la relation avec leurs soignants et possiblement sur ­l’évolution même des troubles.

Fin d’une jurisprudence obsolète

Le 11 juillet 2019, le Tribunal fédéral est revenu sur cette jurisprudence anachronique (arrêt 9C_724/2018) [6]. Il a décidé qu’en matière d’AI, les personnes diagnostiquées comme souffrant d’un SD doivent être traitées à l’instar de celles qui souffrent d’un autre trouble psychique. La grille d’évaluation méthodique doit donc leur être appliquée. Le SD est reconnu comme maladie et il ne s’agit plus d’en faire abstraction, mais au contraire de déterminer en quoi et comment il affecte les ressources et ­ultimement la capacité de travail de la personne.
Le Tribunal fonde son arrêt sur les connaissances médicales les plus récentes, bien qu’elles aient déjà été disponibles depuis des années, si ce n’est des décennies. Il s’appuie sur les nomenclatures internationales des maladies (DSM et CIM), qui classent le SD parmi les autres troubles psychiques [7]. Il reconnaît que le SD, à l’instar de ces autres troubles psychiques, n’est pas toujours surmontable par l’effort de volonté exigible. C’est pourquoi il convient de se concentrer sur les limitations fonctionnelles avec impact sur la capacité de gain.
Même s’il intervient tardivement, ce renversement de jurisprudence est à saluer. Il s’agit d’un pas historique vers la déstigmatisation des SD. Ce changement aura plusieurs conséquences bénéfiques sur les parties concernées. D’abord, les expertises médicales menées par les médecins seront plus claires dans leur articulation et motivation, plus conformes aux connaissances scientifiques et médicales mais aussi plus proches de la réalité clinique. Elles seront libérées du poids de l’exercice intellectuel incohérent évoqué plus haut. Ceci devrait favoriser la collaboration entre experts médicaux et médecins traitants et dissiper le climat de méfiance qui s’était installé en raison de l’incompréhension des seconds vis-à-vis du travail des premiers. Pour les personnes atteintes dans leur capacité de gain en raison d’un SD, cette nouvelle jurisprudence représente une avancée notable. Les personnes verront leur maladie, leur incapacité de travail et leur perte de qualité de vie reconnues par l’institution médicale et l’institution judiciaire et, en fin de compte, par la société. La pro­babilité d’obtenir une rente AI se trouvera sur pied d’égalité avec les atteintes résultant d’autres maladies. Les personnes déboutées sous l’ancien régime auront la possibilité d’introduire une nouvelle demande qui sera appréciée à l’aune des nouveaux critères. Les ­personnes ainsi reconnues dans le nouveau système pourront également bénéficier des prestations de l’AI relatives aux mesures professionnelles de réadaptation.

Craintes et incertitude

Quand bien même cet arrêt signale une orientation plus favorable aux intérêts des assurés et indirectement aux acteurs de la médecine des addictions, il ­recèle néanmoins une part d’ombre. Le Tribunal fédéral y rappelle que le système d’assurance sociale exige et continuera à exiger de la personne qui requiert une rente qu’elle minimise son dommage et qu’elle collabore à sa réinsertion. En particulier, et à l’instar de toute autre personne atteinte dans sa santé, il peut être exigé qu’elle suive un traitement médical pour son SD.
Or l’interprétation de cette exigence pourrait se révéler problématique, en particulier si elle aboutit à exiger une réduction ou un arrêt total de l’usage de certaines substances [8]. A titre d’exemple, dans l’affaire en cause, il était question d’ouvrir une procédure de révision dans un laps de temps non défini pour décider si le requérant avait diminué sa consommation de benzodiazépines et/ou s’il pouvait être exigé de lui qu’il le fasse ou qu’il le fasse davantage.
Ce devoir imposé aux personnes malades inquiète dans la mesure où ses contours restent flous [9]. Sous l’angle médical, le traitement des addictions et la participation des personnes à ces traitements ne devraient surtout pas se résumer à des comptes rendus réper­toriant les consommations, respectivement leur absence. Le suivi et l’arrêt des consommations ne constituent pas nécessairement une priorité, du point de vue de la balance bénéfice/risque, et peuvent aller même à l’encontre des règles de l’art médical et des connaissances scientifiques [10]. A cet égard, il existe aujourd’hui un corpus de connaissances robustes pour affirmer que les buts d’un traitement sont d’abord la réduction des risques, l’amélioration de qualité de vie, le soutien à l’insertion et l’inclusion sociale et la réduction des symptômes; la diminution des consommations n’est pas le but en soi, mais un moyen en vue des buts susmentionnés. Aussi, une approche brutale qui ne jouit pas de l’adhésion de la personne malade peut avoir des effets contreproductifs lourds de conséquences: de la rupture de soins, en passant par des comportements autoagressifs (suicide) ou encore une intoxication létale, particulièrement dans le cas des opioïdes.

Rôle décisif des expertises médicales

En attendant que les incertitudes dans la mise en œuvre de l’arrêt soient levées, certaines recommandations peuvent être esquissées. Tout d’abord, les médecins traitants devraient, comme pour toute autre maladie, veiller à bien documenter le parcours des personnes atteintes de SD. En effet, un dossier complet et à jour est la base indispensable pour le dépôt d’une demande AI ayant des chances d’aboutir. Le contexte psychologique et historique de la personne et ses répercussions fonctionnelles revêtent à cet égard une importance majeure. Comme expliqué ci-dessus, les expertises médicales jouent un rôle véritablement décisif dans les procédures AI. Il convient donc d’apporter un soin tout particulier à la formation de base et la forma­tion continue des experts. Un système d’assurance-qualité plus transparent devrait être mis en place pour identifier plus tôt les cas d’expertises déficientes [11].
Finalement, il reste à lutter contre le climat de préjugés et de stigmatisation à l’égard des personnes atteintes de troubles psychiques, et tout particulièrement de SD. Les biais – parfois implicites (rejet inconscient), parfois explicites (stéréotypes) – à l’égard de ces personnes ont été démontrés [12]. Une vision mieux ancrée dans la réalité des personnes – une réalité où la souffrance et parfois la honte, et non le plaisir, occupent le centre de la scène – devrait permettre d’aménager des conditions cadres où le droit de chacun d’atteindre le meilleur état de santé sera progressivement réalisé.

L’essentiel en bref

• Les personnes présentant un syndrome de dépendance à l’alcool ou à d’autres substances psychoactives ont longtemps été traitées selon un régime rigide en matière d’octroi d’une rente assurance-invalidité (AI). La justice considérait le syndrome de dépendance (SD) comme «surmontable» par un «effort de volonté» de la personne.
• Depuis juillet 2019, ces personnes sont sur pied d’égalité avec celles atteintes d’autres troubles psychiques. Le Tribunal fédéral a reconnu le SD comme maladie affectant les ressources et la capacité de travail de la personne.
• Ce renversement de jurisprudence contribuera non seulement à la déstigmatisation des SD, mais rendra aussi les ­expertises médicales plus claires et conformes à la réalité clinique.
• Malgré ce changement, des craintes planent quant à la mise en œuvre de l’arrêt, notamment s’agissant de contraindre la personne de réduire, voire stopper, sa consommation.

Das Wichtigste in Kürze

• Lang wurden Menschen mit einem Alkoholsyndrom oder anderen ­psychoaktiven Substanzabhängigkeitssyndromen unter einer starren Regelung für die Gewährung einer Invalidenrente behandelt. Das Abhängigkeitssyndrom wurde aus juristischer ­Sicht durch eine «Willensanstrengung» der betroffenen Person als «überwindbar» betrachtet.
• Seit Juli 2019 sind diese Menschen gleichberechtigt mit Menschen, die an anderen psychischen Störungen leiden. Das Bundesgericht hat das Abhängigkeitssyndrom als eine Krankheit anerkannt, die die persönlichen Ressourcen und die Arbeitsfähigkeit beeinträchtigt.
• Diese Umkehrung der Rechtsprechung wird zur Entstigma­tisierung des Syndroms beitragen sowie die medizinischen ­Gutachten klarer und besser mit der klinischen Realität in Einklang bringen.
• Es gibt jedoch Befürchtungen hinsichtlich der Umsetzung des Urteils, insbesondere im Hinblick darauf, dass die abhängige Person gezwungen werden könnte, die Einnahme zu reduzieren oder sogar einzustellen.
Valérie Junod
Professeure associée UNIL HEC
Professeure titulaire UNIGE Droit
Bureau MAIL 4081
Faculté de droit
Boulevard du Pont-d’Arve 40
CH-1211 Genève 4
valerie.junod[at]unige.ch
 1 Loi sur l’assurance-invalidité, articles 4, 6a, 7–7b, 28, 59. Voir aussi l’étude de Holger Auerbach et al., MGS Medizinische Gutachten­situation in der Schweiz, 2011.
 2 Moniteur de la santé 2019, question 16.
 3 Arrêt 141 V 281 du 3 juin 2015, voir aussi I. Her­zog-Zwitter, Eine Tour d’Horizon zu Brennpunkten der Versicherungsmedizin, Jusletter, 27 mai 2019.
 4 ATF 141 V 281, 8C_569/2015, 9C_615/2015, ATF 143 V 418, 143 V 409.
 5 ATF 143 V 409 et ATF 143 V 418.
 6 Commentaire d’A.-S. Du­-pont, La dépendance, une maladie psychique comme les autres, Analyse de l’arrêt du Tribunal fédéral 9C_724/2018, Newsletter rcassurances.ch, septembre 2019.
 7 A ce sujet, M. Weiss. Neue Rechtslage bei Sucht­erkrankungen. Bull Med Suisses. 2019;100(50):1714–6.
 8 A cet égard, arrêt 9C_664/2017.
 9 M. Weiss, Pflicht zur Eingliederung? Bemerkungen zur aktuellen Rechtsprechung des Bundesgerichts, Jusletter 16, septembre 2019.
10 UNODC & WHO (2016). International Standards for the Treatment of Drug Use Disorders – Draft for Field Testing.
11 Arrêts 2C_32/2017, 8C_657/2017 et 9F-5/2018.
12 W. Scholten et al. Access to treatment with controlled medicines: Rationale and recommendations for neutral, respectful, and precise language. Public Health. 2017;153:147–53.