Pourquoi donc la collaboration interprofessionnelle?

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Édition
2020/09
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.18647
Bull Med Suisses. 2020;101(09):292-293

Affiliations
a college M, Bern; b Institut für Soziologie, Ludwig-Maximilians-Universität, München

Publié le 26.02.2020

Personne aujourd’hui ne conteste la nécessité d’une collaboration interprofessionnelle (CIP) accrue. Mais alors, pourquoi donc sa mise en œuvre est-elle si laborieuse? Trois auteurs issus de college M à Berne et de l’Université Ludwig-et-Maximilien de Munich ont examiné, à la demande de l’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM), quels sont les facteurs qui favorisent et ceux qui freinent la CIP. Cette étude [1] vient d’être publiée; elle est disponible gratuitement en ligne ou en version imprimée.
Voici des années que l’exigence d’une CIP se fait entendre, tant au niveau national qu’international. Sa nécessité est aujourd’hui pratiquement incontestée et les équipes interprofessionnelles qui fonctionnent bien sont considérées comme des éléments importants d’un système de santé tourné vers l’avenir [2]. La mise en œuvre pratique de la CIP accuse pourtant un retard certain. Son implémentation efficace s’avère être une tâche exigeante. C’est exactement ce point qui nous intéresse: malgré l’approbation générale et les nombreux efforts déployés pour promouvoir la CIP, tant dans la pratique que dans la formation, les exemples de mise en œuvre réussie restent limités [3]. Pourquoi cet écart?

La professionnalité comme «cas normal»

Le traitement et la prise en charge des patients sont basés sur une répartition du travail – un constat sans surprise, mais fondamentalement significatif. Ce faisant, la répartition du travail s’oriente principalement selon les disciplines et les professions médicales. Elle est essentiellement configurée de manière professionnelle c’est-à-dire liée à la profession et coordonnée selon une standardisation des compétences («standardisation of skills», [4, 5]). La formation rigoureuse des différents spécialistes permet de combiner relativement facilement les compétences dans la pratique clinique. La chirurgienne peut être sûre que l’anesthésiste a fait ce qu’il devait faire et que les infirmiers du service sauront ce qu’il faut faire avec le patient après l’opération.
L’ensemble du système des fournisseurs de prestations repose sur la complémentarité des compétences des différents spécialistes. Inutile de discuter pour savoir qui, dans le service, manie le scalpel et qui prend la température. On sait clairement – sur la base de la formation – qui est responsable de quoi, qui procède au diagnostic, qui prescrit le traitement et qui l’applique. Cette transparence garantit une bonne fonctionnalité et représente le «cas normal» de ce système. Toutefois, en cas de chevauchements, il y a d’autant plus de motifs de discorde.
La mécanique est assez bien huilée pour que chaque acteur professionnel puisse supposer que tous les profils concernés savent ce qui doit être fait et qu’aucun effort particulier de coordination n’est nécessaire. Cette possibilité soulage énormément et renvoie à une réelle fonctionnalité. Ce système ne fonctionne cependant que dans les cas où les problèmes peuvent être classifiés par profession, c’est-à-dire selon les connaissances et les capacités de la discipline en question [5]. Lorsque la situation se complique, ce «cas normal» est mis sous pression comme, par exemple, lorsque les patients ont besoin de savoir-faire transversal en plus des catégories et capacités définies pour chaque profession. Le ­besoin de coordination et de synchronisation du traitement augmente alors et appelle des solutions alternatives telles que, par exemple, la CIP.

La CIP: une compréhension commune

La CIP, telle qu’elle est définie par l’OMS, est une forme d’interaction qui permet à des personnes d’horizons différents de parvenir à une compréhension commune, une compréhension qu’ils n’avaient pas auparavant et qu’ils n’auraient pas pu avoir les uns sans les autres. Contrairement à la collaboration professionnelle «normale» qui présuppose ou suppose des compréhensions communes, la CIP désigne une interaction en faveur d’une compréhension commune. Cette pré­cision implique que la CIP est, à côté d’autres types de prise en charge, une forme spécifique de prestation médicale. C’est précisément pourquoi il est important de savoir où et dans quelles conditions la CIP est vécue comme fonctionnelle, c’est-à-dire comme une véritable valeur ajoutée par rapport à une collaboration et une cohabitation professionnelles «normales». Et c’est justement pour cette raison que la CIP ne doit pas être réduite à une collégialité ou une relation d’égal à égal – aussi importantes que soient ces qualités pour la sécurité des patients et la satisfaction au travail. Elle doit bien plus être considérée comme une réponse au besoin accru de coordination et de synchronisation dans la prise en charge des malades. Mais d’où vient ce besoin?

Cas normal et écart

La force du système professionnel risque de se transformer en faiblesse lorsque le «cas normal» atteint ses limites. Chacun exécute les tâches pour lesquelles il se sent responsable, sans toutefois parvenir à un échange suffisant ou une compréhension avec les autres. Par exemple: plusieurs médecins ont prescrit des analgésiques et de la physiothérapie au patient, mais le mal de dos persiste. Aucun des professionnels concernés ne se parle, chacun poursuit ses propres idées. Le besoin de synchronisation persiste et empêche un traitement et une prise en charge optimale du patient, car des signaux importants seront négligés, les effets secondaires potentiels seront mal évalués ou certaines options ne seront même pas envisagées.
Le cas normal atteint ses limites notamment lorsqu’il serait nécessaire de créer de nouvelles compréhensions communes, allant au-delà des perspectives des différents acteurs professionnels (au lieu que chacun des acteurs suive sa propre perspective). Un autre exemple: la patiente a bien surmonté son intervention orthopédique, mais ne peut quitter l’hôpital, car son diabète à un stade avancé lui pose problème et qu’elle vit seule dans des conditions difficiles. Dans de tels cas, le besoin de coordination et de synchronisation du traitement augmente et exige des solutions coopératives et une CIP; il exige un «écart» par rapport au cas normal.
Pour comprendre la cohabitation professionnelle «les uns à côté des autres» comme un «cas normal» fonctionnel et la CIP comme un «écart» productif, l’attention doit être dirigée sur ce que de tels «écarts» exigent, permettent, autorisent tout comme ce qu’ils freinent. Ce n’est qu’alors que l’on peut comprendre à quel point les conditions requises pour une pratique durable de la CIP sont nombreuses, et pourquoi tant d’appels en faveur de la CIP restent vains. Pensons à l’investissement qu’a exigé et qu’exige encore l’introduction de tumorboards. Combien de persuasion a-t-il fallu, combien de tentatives ont échoué, avant que cette pratique puisse être établie durablement?
La principale conclusion est la suivante: beaucoup de bonnes raisons doivent être invoquées pour justifier un écart par rapport au «cas normal». Ces bonnes raisons résident premièrement dans le développement de formes adaptées et spécifiques au contexte et deuxièmement dans les convictions solides des participants – et en particulier des médecins exerçant des fonctions dirigeantes – en termes d’avantages pour leur propre activité et de résultats pour les patientes et les patients. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut parvenir à mobiliser asse­z d’énergie pour cet «écart» si important.

L’essentiel en bref

• La collaboration interprofessionnelle signifie l’instauration de pratiques concrètes pour trouver des solutions à des problèmes spécifiques au traitement des patients grâce à une compréhension commune.
• L’identification de ces problèmes spécifiques et l’étude d’exemples de solutions réussies montrent pourquoi et sous quelle forme la CIP est nécessaire.
• Pour un établissement durable de la CIP au-delà du «cas normal» de la professionnalité, il est nécessaire de disposer de formes adaptées au contexte et de la conviction profonde des participants quant au bénéfice pour leur propre activité et aux résultats pour les patientes et les patients.
• L’étude publiée par l’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) présente les dimensions et les mesures d’encouragement déterminantes pour le succès de la mise en œuvre de la CIP dans la pratique.
La nouvelle publication peut être commandée gratuitement ou téléchargée sur le site web de l’ASSM:
Christof Schmitz
college M
Maison des Académies
Laupenstrasse 7
CH-3001 Berne
christof.schmitz[at]college-m.ch
1 Schweizerische Akademie der Medizinischen Wissenschaften. Interprofessionelle Zusammenarbeit in der Gesundheitsversorgung: erfolgskritische Dimensionen und Fördermass­nahmen. Differenzierung, Praxis und Implementierung. Swiss ­Academies Communications. 2020;15(2).
2 World Health Organization (WHO). Framework for Action on Interprofessional Education & Collaborative Practice. Genève 2010.
3 Reeves S, Perrier L, Goldman J, Freeth D, Zwarenstein M. Inter­professional education: effects on professional practice and healthcare outcomes (update) (Review). The Cochrane Library.
2017, Issue 3.
4 Glouberman S, Mintzberg H. Managing the Care of Health and the Cure of Disease – Part I: Differentiation. Health Care ­Manage Rev. 2001;26(1):58–71.
5 Mintzberg H. Managing the Myths of Health Care. Oakland: Berett-­Koehler; 2017.