Maîtrise et critique d’une analyse statistique: ANOVA en question

Tribüne
Édition
2019/46
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.18170
Bull Med Suisses. 2019;100(46):1550-1552

Affiliations
Titulaire du brevet d’avocat

Publié le 13.11.2019

De nombreux articles sont publiés ces jours-ci sur les méthodes statistiques utilisées dans le cadre du contrôle du caractère économique des prestations médicales au sens de la LAMal, que ce soit la méthode statistique dite de screening ou la méthode ANOVA, dont il est question ici. Selon l’indice obtenu, le fournisseur de prestations peut se voir contraint de restituer les sommes reçues à tort au sens de la ­LAMal. Utilisées par les assureurs, ces nouvelles bases statistiques sont inadéquates, voire dangereuses pour le fournisseur de prestations qu’est le médecin.
L’article 56 de la LAMal, qui concerne le caractère économique des prestations, oblige le fournisseur de prestations de restituer les sommes reçues à tort au sens de la loi et autorise les assureurs à en demander la restitution au fournisseur de prestations. Sous l’égide des ­assureurs-maladie, les médias ont, à plusieurs reprises ces dernières années, ciblé la pro­motion d’une nouvelle statistique, complémentaire à celle qui était ­utilisée et acceptée par le Tribunal Fédéral des Assurances (TFA), pour déterminer une éventuelle polypragmasie – soit un manquement à l’obligation d’économie énoncée par la LAMal – dans le cadre de la médecine ambulatoire. L’analyse de la variance (ANOVA) est le nom donné à une méthode générale en statistique qui a pour but de comparer différents échantillons (dans le cas des assurances, des groupes de patients correspondants à différents médecins) afin de déterminer si, pour une moyenne associée (dans leur cas, le coût total engendré), les moyennes sont toutes égales ou non, sauf fluctuations statistiques. Cette méthode est censée permettre d’étudier la modification de la moyenne en question selon l’influence d’un ou de plusieurs facteurs. 
Le problème, c’est que ces nouvelles bases statistiques utilisées par les assureurs sont inadéquates et même dangereuses pour le fournisseur de prestations. Un médecin vaudois qui avait un «indice fou», selon ces nouvelles statistiques ANOVA, se voyait réclamer par les assureurs le remboursement d’une somme telle qu’il n’avait même plus les moyens de couvrir ses frais généraux. Ce n’est certainement pas ce que désire la loi. Dans le cadre d’une analyse objective de sa facturation, ce médecin était parfaitement dans les normes et ne devait aucun remboursement aux assureurs. Dans la pratique, nous sommes alors confrontés actuellement à deux statistiques. 

«Une véritable boîte noire»

Les témoignages recueillis montrent que la statistique ANOVA est régulièrement plus élevée que celle qui a été utilisée jusqu’à présent. La gravité de cette situation est sans équivoque. La professeure de droit de l’Université de Genève Valérie Junod la critique dans un article sur la polypragmasie [1], sujet évoqué dans la Revue Médicale Suisse: «A cet égard, il convient de relever que, face aux nombreuses critiques formulées à ce sujet, santésuisse utilise, depuis 2004, un outil statistique intitulé ANOVA (analyse de la variance), en indiquant qu’il permet de tenir compte de l’âge et du sexe des patients, ainsi que du canton dans lequel pratique le médecin concerné par l’évaluation. Cependant, comme le ­relève Valérie Junod […], cet outil est une véritable boîte noire dont on ne connaît ni les bases méthodologiques, ni le fonctionnement, de sorte que sa fiabilité scientifique ne peut être évaluée. Au demeurant, cet outil et son utilisation n’ont, à notre connaissance, pas été validés par le Tribunal fédéral, de sorte que la porte reste ouverte pour en contester le bien-fondé lors d’une procédure judiciaire» [2]. On est en droit de se demander si dans cette affaire nous ne sommes pas tous soumis à l’arbitraire dans le cadre d’une zone obscure de non-droit, pour les motifs suivants:
1. Pour être vérifiable, nous devons avoir d’une part accès à toutes les données de la statistique ANOVA et d’autre part effectuer des analyses pertinentes sur ces données, ce qui est malheureusement impossible dans l’état actuel des choses.
2. Un test statistique requiert la validation au préalable d’un certain nombre de conditions de validité, qui doivent être vérifiées pour éviter un comportement anormal du test. Comme mentionné par E. Morice [3]: «L’apparente simplicité avec laquelle s’appliquent les méthodes classiques d’analyse de la variance à des schémas élémentaires de comparaisons d’échantillons ou d’études de validité de liaisons entre les variables, n’est pas sans inconvénients. Faute de s’être assuré du fait que les hypothèses de base sont vérifiées, ou tout du moins acceptables, en première approximation, ou encore par suite d’une erreur d’appréciation des paramètres (‘degrés de liberté’) qui entrent en jeu dans les tests utilisés, on risque d’aboutir à des conclusions erronées ou sans rapport réel avec la question posée.»

Pas de moyens de se défendre

On arrive à la conclusion qu’une application aveugle d’une technique d’analyse bien rodée n’est pas suffisante. La combinaison d’une parfaite connaissance technique de la méthode appliquée, d’une analyse soigneuse des conditions dans laquelle les observations ont été faites, et d’un esprit critique averti sont des conditions absolument nécessaires pour que l’analyse statistique apporte quelque lumière sur des problèmes de comparaison. 
Pour cette raison, l’utilisation de la méthode ANOVA par les assureurs dans le but de comparer les prestations des médecins fait défaut des éléments énoncés précédemment. En effet, les médecins accusés par les assureurs de prestations non économiques ne sont pas en mesure de se défendre, n’ayant ni accès aux données pour vérifier les analyses ni accès à la méthode exacte utilisée par les assureurs. Les assureurs ont tenté de justifier son introduction par le fait qu’elle pouvait permettre de tenir compte de l’âge et du sexe des patients, deux facteurs qui peuvent justifier une augmentation des coûts moyens selon la jurisprudence du TFA. 
Pendant des années, les assureurs ont fait miroiter dans plusieurs articles que cette approche pourrait sauver certains médecins qui se trouvaient au-dessus de la moyenne selon la statistique utilisée habituellement. Sous l’intitulé «Le nombre de cabinets médicaux statistiquement hors normes se réduira considérablement», la rédaction d’infosantésuisse présente des critères reflétant la morbidité des patients à prendre en compte pour un traitement, selon elle, adéquat et utilisé pour ANOVA: «Séjour l’année précédente dans un hôpital ou dans un établissement médico-social: cet indicateur reflète le séjour d’un patient pendant au moins trois nuits consécutives dans un ­hôpital ou un EMS. C’est un critère de morbidité […] et dont l’effet est avéré sur les coûts de la santé» [4].

A l’encontre du bon sens économique

Inversement aux critères classiques d’une statistique, nous pouvons constater l’inadéquation des bases statistiques des assureurs maladies, à l’encontre du bon sens économique. En prenant à la lettre cette publication, le message est clair: pour avoir des critères de morbidité adéquats selon ANOVA, il faut adresser un nombre important de patient à l’hôpital ou au séjour d’au moins trois nuits consécutives dans un établissement médical. Par contre, à juste titre, dans son rapport d’analyse du contrôle du caractère économique des traitements basé sur les statistiques, X. Martin a constaté que, lorsque le patient est référé dans un hôpital, la différence de coût est encore supérieure puisque des prestations à but d’enseignement ou de recherche seront facturées [5]: «Plus le médecin réfère de cas, plus son indice personnel est bas. Cependant, ses patients coûtent la somme de ses honoraires plus ceux des collègues auxquels il les a référés» [5]. Prenons maintenant le cas du médecin qui bénéficie des installations et du savoir-faire nécessaire au traitement de ses patients. Son indice personnel est élevé, mais le coût-­patient inférieur à celui du patient référé puisqu’il y a une consultation de moins: «Le ­médecin qui traite son patient au lieu de référer a un indice personnel élevé. Cependant, ses patients ne coûtent que ses honoraires» [5]. Finalement, le médecin qui reçoit des cas référés a un indice personnel inférieur à celui qui traite ses patients complètement puisque les consultations avant et après intervention sont effectuées et facturées par le médecin qui réfère.

Médecins pénalisés par la méthode

Il convient de préciser que le nom ANOVA est un ensemble de méthodes classiques en statistique qui s’appuient sur l’analyse de la variance et ont les inconvénients mentionnés jusqu’ici, comme la sensibilité aux conditions de validité. Bien que, sur le principe, la nouvelle méthode présentée par les assureurs se base sur des techniques similaires, il paraît évident qu’elles ont été adaptées au problème posé. Tout choix de paramètre ou autre modification technique dans la méthode engendre bien entendu son lot d’incertitude statistique dans le sens où il contribue au risque d’aboutir à des conclusions erronées s’il n’est pas savamment évalué. Etant donné que les détails de la méthode des assureurs ne sont pas connus du grand public (et en particulier des médecins concernés), aucune vérification d’analyse n’est possible pour l’accusé, ce qui est contestable d’un point de vue juridique.
Tout en gardant à l’esprit l’ensemble des critiques exposées jusqu’ici sur la méthode ANOVA, il convient de rappeler que, en théorie, sa justification initiale était basée sur une éventuelle correction des effets de l’âge et du sexe des patients d’un médecin qui peuvent à tort lui porter préjudice dans l’évaluation de ses coûts.
La pratique est tout autre. Réellement, l’ensemble des médecins questionnés sur ce point ont affirmé sans exception que la statistique ANOVA était toujours en leur défaveur en comparaison de la statistique classique. Facteur aggravant, cette dernière constatation se faisait même dans le cas d’un médecin rhumatologue avec une clientèle plus âgée et avec plus de femmes que la moyenne, situation où paradoxalement le médecin en question aurait dû être favorisé par la statistique ANOVA si on se fie à la propagande mise en place par les assureurs pour justifier l’introduction de cette nouvelle statistique. Alors que la statistique ANOVA était censée corriger ces particularités, elle semble plutôt conclure systématiquement en la défaveur du médecin en augmentant significativement l’indice statistique censé représenter le coût de sa pratique médicale. Prenons l’exemple d’un médecin spécialiste de Lausanne qui, selon la méthode statistique classique de comparaison des coûts moyens, présente un indice de coûts totaux certes à la limite supérieure, mais défendable vu ses titres de spécialiste et certificats FMH ainsi que l’établissement médical avec appareillage high-tech et son savoir-faire. Malheureusement, les indices calculés par les assureurs, l’indice ANOVA, sont tous ­différents. Ils sont à 200%, voire plus, de ceux de la ­sta­tistique utilisée par le TFA. Concrètement, entre les années 2013 et 2017, les coûts directs sont entre 277 et 304 ainsi que les indices de coûts totaux entre 226 et 252.
Force est de constater que l’évaluation de cet outil qu’est la statistique dite ANOVA ne peut se résumer qu’en deux mots: inutilisable et indéfendable du point de vue scientifique. Des statistiques qui ne correspondent à aucune réalité ne sont que des jeux d’esprit et se révèlent dangereuses. L’esprit de la loi, c’est une médecine économique, pas l’arbitraire dissimulé derrière une statistique.

L’essentiel en bref

• Des méthodes statistiques permettent de contrôler l’économicité des prestations médicales. Les médecins peuvent être tenus par la LAMal de restituer les sommes perçues à tort, soit les coûts indus qu’ils ont générés par une pratique non économique.
• L’un de ces outils statistiques est ANOVA, une analyse de ­variance développée par santésuisse. Elle vise à indiquer quel aurait été le coût moyen par patient d’un médecin si la structure d’âge et de sexe de sa clientèle avait été la même que celle de ses collègues du groupe de référence.
• Un problème de différence d’indice existe entre les méthodes standard et ANOVA: celle-ci mène régulièrement le médecin à devoir rembourser plus.
• ANOVA étant une «boîte noire», les médecins ne peuvent pas accéder aux données utilisées pour vérifier les analyses.
• La porte est ouverte pour contester le bien-fondé de cette méthode ANOVA lors d’une procédure judiciaire.

Das Wichtigste in Kürze

• Statistiken sind Hilfsmittel zur Kontrolle der Wirtschaftlichkeit medizinischer Leistungen. Der Arzt kann gegebenenfalls durch das KVG gehalten sein, zu Unrecht erhaltene Beträge bzw. von ihm durch unwirtschaftliches Handeln generierte Kosten, zu erstatten.
• Eines dieser statistischen Hilfsmittel ist ANOVA, eine von santésuisse entwickelte Varianzanalyse. Sie will aufzeigen, welches die durchschnittlichen, vom Patienten je nach Altersstruktur und Geschlecht generierten Kosten gewesen wären, bei gleicher Altersstruktur und Geschlechterverteilung wie bei den Kollegen der Referenzgruppe.
• Die Standardmodelle und ANOVA unterscheiden sich durch eine Indexabweichung, auf Grund derer der Arzt regelmässig mehr erstatten muss.
• ANOVA ist eine «Black Box»; der Arzt kann zur Verifizierung der Analysen nicht auf die verwendeten Daten zugreifen.
• Die Tür ist offen, um die Stichhaltigkeit der ANOVA-Methode gerichtlich anzufechten.
François Tabin
Avocat
francoistabin7[at]gmail.com
1 Junod V. Polypragmasie, analyse d’une procédure controversée. Cahiers genevois et romands de sécurité sociale. 40/2008:119ss.
2 Cereghetti A. Nul n’est censé ignorer… comment faire face à l’accusation de polypragmasie. Revue Médicale Suisse. 2008;4:2356–9.
3 E. Morice dans le préambule de: Les méthodes d’analyse de la variance. Revue de Statistique Appliquée. 1955:3(2):65–82.
4 S. Steffen. Rédaction infosantésuisse, procédure relative à l’économicité sous la LAMal art. 59 (droit de sanction), Berne, juillet 2010 FMH.
5 Martin X. Coût par médecin, coût par pathologie ou coût par patient? Bulletin des médecins suisses. 1998;79(20):919–20.