Réduction des risques concernant les opiacés: une piste à explorer

Tribüne
Édition
2019/38
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.18114
Bull Med Suisses. 2019;100(38):1281-1283

Affiliations
Service d’addictologie, Département de psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève

Publié le 18.09.2019

La Suisse est pionnière en matière de réduction des risques liés aux drogues. Elle a ainsi mis en place des programmes de prescription d’héroïne et des espaces de consommation sécurisés. Il manque toutefois une solution pour les usagers ne désirant pas intégrer un programme de substitution, qui leur permettrait de consommer un produit de qualité, acheté légalement, dans un cadre salubre et sécure.
La consommation de substances addictives représente encore aujourd’hui un enjeu de santé publique majeur. D’une part, les drogues illégales «traditionnelles» comme l’héroïne, la cocaïne et le cannabis, avec leurs risques pour la santé bien documentés, continuent à être consommés par une part importante de la population. D’autre part, l’arrivée sur le marché des nouvelles substances psychoactives, dont on ne connaît pas encore tous les dangers, pose de nouveaux défis. Pour faire face aux risques liés aux consommations de substances addictives et aux substances psychoactives en général, différentes approches ont été mises en œuvre au cours des dernières décennies, chacune répondant à une conception propre du problème. La Suisse a été, surtout durant les années 1990, parmi les pays pionniers dans la conceptualisation et la mise en place de stratégies innovantes dans le domaine des addictions. Ceci a abouti notamment à la fameuse politique dite des 4 piliers (répression, thérapie, prévention et réduction des risques). Cette politique, qui a inspiré des projets dans de nombreux autres pays, unit différentes approches en réponse à des besoins différents des divers acteurs, qui peuvent être parfois, à première vue, contradictoires. Le résultat est un système qui répond de façon globale et différenciée à des demandes de répression, de réduction des risques, d’offres médicales et de soutien social ainsi que des droits des consommateurs.

Deux grandes innovations suisses

Parmi les nombreuses innovations rendues possibles par cette politique avant-gardiste, deux dispositifs ont reçu une attention particulière, ont soulevé des débats en Suisse et continuent d’en soulever encore dans de nombreux autres pays: les programmes de prescription d’héroïne (HeGeBe, Heroingestützte Behandlung) et les salles de consommation à moindre risque (SCMR).
Pour rappel, dans le cadre du programme HeGeBe, des patients s’autoadministrent la diacétylmorphine (héroïne pharmaceutique) prescrite par un médecin, tandis que dans une SCMR des usagers consomment une drogue acquise sur le marché noir. Si ces deux dispositifs ont en commun certaines particularités structurelles (p. ex. des places d’injection), procédurales (p. ex. hygiène d’injection) et conceptuelles (réduction des risques), leur origine idéologique continue à les différencier: modèle clairement médical dans le cas des programmes HeGeBe, droits du consommateur dans le cas des SCMR.

Des dispositifs qui ont fait leurs preuves…

Le traitement par diacétylmorphine a démontré son efficacité (notamment réduction des consommations illicites d’opiacés, rétention dans les soins, diminution des actes délictueux) dans le traitement des personnes réfractaires à la substitution par méthadone et dérivés. La première étude randomisée a été réalisée en Suisse en 1998 [1]. Une étude de suivi de 2001 confirme ces données [2]. Une méta-analyse récente démontre son efficacité en Europe et en Amérique du Nord [3]. En Suisse, environ 1750 personnes bénéficient de ce traitement.
Concernant les SCMR, des résultats positifs ont été ­démontrés principalement sur le nombre d’overdoses, l’accès aux soins, la réduction de la transmission du VIH. Il a aussi été démontré qu’il n’y avait pas d’augmentation du trafic de stupéfiant et de la criminalité en lien avec ces dispositifs, ni d’effets incitatifs sur la population générale [4]. En Suisse, il existe depuis 1986, date de la première ouverture d’une SCMR, 13 sites, dont deux en Suisse romande. A titre d’exemple, Quai 9 à ­Genève reçoit en moyenne 200 nouveaux usagers par année avec environ 130 passages quotidiens [5].

… mais qui ont aussi leurs limites

Après plus d’un quart de siècle, le bilan est donc clairement positif. Cependant le système a encore des faiblesses.
Du côté des SCMR, le fait d’offrir un cadre sécurisé, rassurant, du matériel d’injection et d’inhalation hygiénique ainsi qu’une éducation à la consommation à moindre risque est limité dans son efficacité par l’usage de drogues de mauvaise qualité, coupées avec des nombreuses substances souvent plus dangereuses pour la santé que la substance psychotrope elle-même. Le risque lié à l’usage de la drogue de mauvaise qualité est difficile à contrer, du moment que la qualité des produits sur le marché noir ne peut être contrôlée par le dispositif. L’usage de drogues de mauvaise qualité encourage les consommateurs à s’injecter d’autres produits en même temps, augmentant ainsi les risques. De plus, même si des arrangements avec les forces de l’ordre existent et fonctionnent, des tensions restent marquées autour du deal des produits illégaux aux abords et parfois dans les SCMR.
D’un autre côté, les programmes HeGeBe se voient confrontés à des défis inespérés au moment de leur lancement. C’est notamment celui d’un vieillissement d’une patientèle qu’on peut considérer comme dignement intégrée au niveau social, mais qui continue à ­fréquenter les centres HeGeBe après des années, voire des décennies. Ces patients ont acquis des habitudes et bien intégré ce type de programme. Le règlement ­HeGeBe exige un encadrement médico-soignant consistant, avec des coûts qui, bien que contenus, restent tout de même concrets.
Il convient de rappeler que les deux dispositifs n’ont pas été conçus pour concurrencer le marché noir. Les programmes HeGeBe s’adressent à des personnes qui sont prêtes à s’engager dans une démarche thérapeutique et pour lesquels une abstinence (au moins initiale) de toutes drogues du marché noir n’est pas exigée comme condition sine qua non. Par ailleurs, le nombre potentiel de patients est négligeable comparé aux consommateurs d’héroïne. Actuellement, 0,7% (environ 60 000) de la population adulte suisse a déjà consommé de l’héroïne [6].
Ces chiffres montrent qu’une majorité de consommateurs d’héroïne considèrent les soins HeGeBe comme non adaptés. Ils peuvent voir ces soins comme trop contraignants ou trop médicalisés. C’est le cas par exemple des consommateurs occasionnels qui ne souhaitent pas de traitement médicamenteux quotidien, ou encore des fumeurs d’héroïne (mode de consommation de plus en plus populaire) qui ne peuvent pas ­encore avoir accès à une DAM médicalement prescrite (forme intranasale, par exemple). Ils se procurent leur produit au marché noir avec les risques que cela comporte, alors qu’ils souhaiteraient certainement pouvoir bénéficier d’un produit sûr.
Les SCMR ne peuvent tout simplement pas être conçues comme concurrentielles du marché noir, puisque les substances consommées à l’intérieur de ces structures sont issues du marché noir. Si ces deux types de programme ont donc fait leurs preuves, il manque à notre avis une troisième offre s’adressant aux consommateurs qui ne veulent ou ne peuvent pas encore entrer dans les soins de type HeGeBe, mais qui bénéficieraient de consommer des opiacés dont le coût et la qualité ­seraient régulés.

Il faut un nouveau projet innovant

Un projet qui pourrait représenter une réponse aux ­faiblesses décrites ci-dessus serait de combiner les ­logiques des programmes HeGeBe (contrôle de la qualité du produit) et des SCMR (accès bas-seuil sans exigences bureaucratiques excessives).
Il s’agirait d’un dispositif fonctionnant en front-office (service client/patient) selon le modèle en place des SCMR et, en back-office (gestion produit), selon le modèle HeGeBe. Ceci signifie que la diacétylmorphine ­serait la même que celle utilisée dans les programmes HeGeBe. Elle serait de qualité pharmaceutique, permettant ainsi d’éliminer tous les risques dus à la mauvaise qualité de l’héroïne de rue. Il s’agirait de structures dans lesquelles l’usager de drogues aurait la possibilité d’acquérir de la diacétylmorphine de qualité pharmaceutique à un prix calculé à partir des prix d’achat du produit et des coûts de fonctionnement de la structure.
Il s’agirait donc d’Espaces de Consommation Protégés d’un Produit Régulé (ECoProPRe), espace fonctionnant sans dossier médical et sans financement par les caisses-maladie, permettant à la catégorie de consommateurs qui souhaite consommer en dehors des soins d’avoir accès à un produit sécurisé et connu.

Quid de l’encadrement?

Puisque ce nouveau type de programme ne vise pas de prise en charge thérapeutique, mais s’appuie tout de même sur un produit pharmaceutique, la question de l’encadrement médical et celle de l’affiliation éventuelle (HeGeBe ou SCMR) se posent.
A cause du risque initial accru d’overdose (produit pur), la présence de compétences d’évaluation spécifiques comme elle est exigée par les programmes HeGeBe ­devrait être garantie (actuellement, le risque d’overdose fatale dans un programme HeGeBe est considéré comme totalement maîtrisé). A noter sur ce point que le risque d’overdose existe aussi dans les SCMR actuelles, surtout dû à la qualité très variable des produits illégaux.
Pour des raisons de prévention d’overdoses et pour ­garantir tout de même un seuil d’accès bas vers des thérapies pour les usagers, un encadrement soignant/médical semble avantageux, celui-ci devrait être cependant plutôt de nature accompagnante et non ­primairement interventionniste. Un argument qui parlerait en faveur d’une affiliation aux programmes HeGeBe en raison de leur expérience des procédures dans la gestion des produits pharmaceutiques, notamment en vue du risque de mésusage (revente principalement).
Le risque majeur d’une affiliation aux programmes ­HeGeBe existants serait bien évidemment celui d’une perception par les usagers potentiels d’une structure primairement médicale, surveillée, et ainsi d’un seuil d’accès augmenté.
Néanmoins, la proximité conceptuelle de deux dispositifs ainsi que la proximité géographique des structures de type ECoProPRe et HeGeBe pourraient permettre le passage de l’une à l’autre dans une forme de continuum logique qui passerait du consommateur de rue à celui du patient en soins.
La politique suisse des drogues a été depuis le milieu des années 90 une histoire à succès. Cette politique a su maintenir le soutien solide de la population. Il semble ainsi opportun d’ouvrir la discussion concernant les meilleurs moyens pour affermir cette politique et pour corriger les faiblesses qui peuvent en ­limiter son efficacité au niveau de la santé publique et individuelle. Dans une perspective déjà connue de ­réduction des risques qui a fait ses preuves, offrir l’accès aux usagers d’opiacés à des produits contrôlés va dans le sens de cette volonté d’agir de manière pragmatique pour diminuer l’impact sur la santé et la société des consommations de drogues illicites.

L’essentiel en bref

• La politique suisse en matière de drogue est basée sur quatre piliers: répression, thérapie, prévention et réduction des risques.
• Grâce à cette stratégie pionnière, des programmes de prescription d’héroïne et des espaces de consommation sécurisés ont vu le jour. Cela a permis de réduire significativement les risques pour les consommateurs d’opiacés.
• Une alternative combinant ces deux solutions est toutefois nécessaire pour les usagers ne souhaitant ou ne pouvant pas entrer dans un programme de substitution. Manquent des lieux leur permettant d’acheter un produit de qualité et de le consommer dans les meilleures conditions possibles, avec toutes les restrictions médicales et légales requises.

Das Wichtigste in Kürze

• Die Schweizer Drogenpolitik basiert auf der 4-Säulen-Strategie: Repression, Therapie, Prävention und Risikoreduktion.
• Dank dieser Pionierstrategie wurden Programme zur Verschreibung von therapeutischem Heroin und Konsumräume zur Risikoreduktion eingerichtet – mit positiver Auswirkung auf die Gesundheit von Opiatkonsumenten.
• Eine alternative Massnahme, die die Vorteile beider Einrichtungen integriert, fehlt noch für die Konsumenten, die sich nicht in herkömmliche Behandlungsangebote integrieren können oder wollen. Ein solches Angebot würde die Kontrolle des Produktes der substitutionsgestützten Heroin­abgabe und den niederschwelligen Zugang zu entsprechenden Konsumräumen kombinieren.
Dr Gabriel Thorens
Médecin adjoint agrégé
CAAP
70C, rue Grand-Pré
CH-1202 Genève
gabriel.thorens[at]hcuge.ch
1 Perneger TV, Giner F, del Rio M, Mino A. Randomised trial of heroin maintenance programme for addicts who fail in conventional drug treatments. British Medical Journal. 1998;317(7150):13–8.
2 Rehm J, Gschwend P, Steffen T, Gutzwiller F, Dobler-Mikola A, Uchtenhagen A. Feasibility, safety, and efficacy of injectable heroin prescription for refractory opioid addicts: a follow-up study. Lancet. 2001;358:1417–20
3 Strang J, Groshkova T, Uchtenhagen A, van den Brink W, Haasen C, Schechter MT, et al. Heroin on trial: systematic review and meta-analysis of randomised trials of diamorphine-prescribing as treatment for refractory heroin addiction. Br J Psychiatry. 2015;207(1):5–14.
4 Potier C, Laprevote V, Dubois-Arber F, Cottencin O, Rolland B. Supervised injection services: What has been demonstrated? A systematic literature review. Drug Alcohol Depend. 2014;145:48–68.
6 Gmel G, Kuendig H, Notari L, Gmel C. Suchtmonitoring Schweiz – Konsum von Alkohol, Tabak und illegalen Drogen in der Schweiz im Jahr 2016. Lausanne: Sucht Schweiz; 2017.