Petit exercice d’imagination sur ce qu’est un service de garde et ce qu’il pourrait être à l’avenir

J’assure des services de garde, du moins pour le moment…

FMH
Édition
2019/2930
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.18005
Bull Med Suisses. 2019;100(2930):964-965

Affiliations
Dr méd., représentant de la SSMIG au Forum du sauvetage de la FMH

Publié le 16.07.2019

Je suis un médecin dit de premier recours. Un médecin de chair et de sang, un être humain qui souhaite ce qu’il y a de mieux pour ses patients. Et c’est ça, croyais-je jusqu’ici, qui me distingue de mes collègues spécialistes. Ce dont je suis fier et qui fait ma marque de fabrique. Un médecin de premier recours, c’est celui chez qui un patient prend rendez-vous, quand il en a besoin, pour ce dont il a besoin. Et qui lui dit «Je suis toujours là pour vous».
J’ai croisé dernièrement un collègue proche de l’âge de la retraite. Il ne manquait plus à son bonheur que de trouver un jeune collègue pour reprendre son cabinet. A la question de savoir ce que j’avais fait durant les vacances de Pâques, je répondis que j’avais été de garde. «What else?» Affichant son plus beau sourire, teinté de condescendance, il m’expliqua qu’il n’assurait plus de garde depuis longtemps car il avait réussi à déléguer. La garde, ce n’est ni sexy ni d’actualité, trouvait-il.
Tout en l’écoutant, je réfléchissais: chaque année, c’est la même chose, je suis de garde durant les fêtes. Et ça ne va pas en s’améliorant, bien au contraire. Pourquoi, au juste? De surcroît, les gardes sont chaque année plus stressantes, et les patients plus exigeants. Ensuite, je retourne, épuisé, dans le quotidien de mon cabinet, sans aucune trace de récupération. Et comme toujours, les rentrées sont particulièrement chargées, à croire que tous les patients tombent malades en même temps. Roue du hamster, rocher de Sisyphe, je vous laisse le choix de l’image …
Pourquoi les services de garde me restent-ils toujours plus souvent sur l’estomac? Et d’où me vient parfois cette réaction irritée face aux patients arrivant en urgence? Deviendrais-je misanthrope, ou qu’est-ce qui se joue là? Serais-je simplement frustré? Mais où donc est resté mon bel idéalisme?
Dans tous les cantons, les généralistes sont astreints aux gardes. Au niveau du ressenti, toutefois, les gardes constituent une charge de plus dans un quotidien déjà stressant. Et vu la pénurie de généralistes, toujours plus criante, la charge se répartit sur toujours moins d’épaules. On n’entrevoit guère le bout du tunnel, ce qui est un facteur de stress supplémentaire.
Mais pourquoi je n’attends pas avec impatience les périodes d’affluence maximum, comme le font les commerçants, pour voir mon chiffre d’affaires décoller? Pourquoi je n’arrive pas à anticiper la cohue de Noël ou de Pâques, qui viendra aussi certainement que le prochain lever de soleil? Ne devrais-je pas prendre exemple ici sur mes confrères et consœurs des stations de ski? Mais pas le temps de rêvasser: ma salle d’attente est pleine à craquer …
Et pourtant, ça continue de tourner dans mon cerveau. Comment en sommes-nous arrivés, nous médecins de premier recours, à ce que chaque patient arrivant en urgence nous arrache des soupirs et des souhaits d’émigrer sur une île déserte? Ai-je donc perdu ma patience et ma force, suis-je devenu insupportable pour les patients, le personnel du cabinet, et ma famille? Où est donc passé mon idéalisme?
Qu’est-ce qu’une urgence médicale? Et qui définit ce qu’est une urgence? Nous médecins savons exactement ce qu’est une urgence médicale ou traumatologique. Nous avons appris à les reconnaître et à définir les stratégies thérapeutiques adéquates. Mais le patient, lui, rechigne parfois à se laisser enfermer dans telle ou telle catégorie, et tend à aller consulter lorsqu’il se sent dépassé, quand une vieille douleur se rappelle à lui, ou que ses vieux parents ne sont plus là pour le conseiller. Il peut venir chez nous à toute heure du jour ou de la nuit; lorsqu’il le considère comme nécessaire, lorsqu’il en trouve le temps, ou lorsque le bon Dr Google lui a fait suffisamment peur avec des scénarios catastrophe.
Les services d’urgence ont perçu cette tendance depuis un certain temps déjà et ont réagi en ouvrant des services de permanence médicale. Nombre d’hôpitaux régionaux ou cantonaux se sont adaptés, ou ont été forcés de s’adapter. Plutôt que de renvoyer chez eux des patients, ils ont mis en place des services de tri ou d’orientation (téléphoniques ou physiques) chargés de séparer les cas triviaux (du point de vue du technicien) des vraies urgences. Nombre de ces structures fonctionnent de manière satisfaisante.
Différents organismes professionnels ont vu le jour dans les agglomérations, à même d’assurer les visites à domicile toujours moins populaires au sein du corps médical, et ce à toute heure du jour et de la nuit, le plus souvent de manière rapide et conviviale. Ce «créneau» trouve sa clientèle de manière parfaitement spontanée, sans qu’il y ait besoin de directives venues d’en-haut.
Et comment évolue la situation dans les lieux reculés, où la disparition des épiceries et des bureaux de poste s’accompagne souvent de la fermeture de cabinets? La réaction consiste souvent à exiger du patient qu’il trouve le moyen de se déplacer jusqu’au centre urbain le plus proche, où l’attend un hôpital régional, un service d’urgence ou une permanence médicale. La plupart des patients semblent s’accommoder de cette situation, mais les vieilles personnes comptent parmi les grandes perdantes du nouveau système, soit qu’elles n’aient plus de véhicule propre, ou qu’elles éprouvent des difficultés à utiliser les transports publics. Qui est là pour les aider? Est-ce à nous, derniers vestiges de la desserte médicale de base, de venir en aide malgré tout à ces oubliés du service de garde? Que font les politiques? Pourrait-on imaginer reprendre le concept des cantons, si tant est qu’il existe, destiné à conserver une desserte postale et alimentaire minimale dans les régions périphériques? Ou y a-t-il d’autres stratégies envisageables?
Je ne parviens pas à me débarrasser du sentiment qu’en matière de desserte médicale d’urgence, on a cessé d’agir pour ne plus faire que réagir. Il manque une stratégie à long terme. Comme pour moi, qui ne parvient pas à faire face au prochain service de permanence de Noël, et se retrouvera une fois de plus débordé.
Comment faire face au nombre toujours croissant de consultations immédiates, à toute heure du jour ou de la nuit? Combien de temps pourrons-nous continuer comme cela? N’est-il pas urgent de prendre des dispositions pour pouvoir maîtriser ces flux de patients toujours plus abondants, tout en continuant d’assurer une certaine convivialité? Parmi les politiques, il semblerait que l’on soit conscient du problème, mais que l’on n’ait pas trop d’idées quant à la façon de le maîtriser. En pure perte, on essaie «d’éduquer» le patient à grands coups de taxes et de suppléments dissuasifs. Une telle bataille est perdue d’avance. Les patients se sentent pénalisés, et on les comprend. C’est souvent après plusieurs jours de souffrances, quand la douleur est devenue insupportable, qu’ils vont requérir de l’aide pour soulager leur intense mal de dos. Et ne nous y trompons pas: nous aussi, nous serons un jour amenés à devoir consulter d’urgence, et contents de trouver une aide rapide, efficace et compétente chez un collègue bien disposé à notre égard.
Il y aura toujours des urgences. Et la tendance est même à la hausse. Au final, s’agit-il d’une plaie, d’une malédiction, ou d’une réalité à laquelle nous nous devons de faire face de manière calme et professionnelle?
Comme nombre de mes confrères et consœurs du même âge, je suis fatigué de devoir toujours prendre au vol les soucis urgents de ma patientèle. Il existera probablement bientôt des services d’urgence plus professionnels que ce que je peux assurer. Peut-être la situation se résoudra-t-elle d’elle-même, comme elle l’a fait pour mon confrère bientôt retraité, qui ne doit plus faire de garde? Mais de nous deux, qui est le plus représentatif de notre époque?
Est-ce que j’aurais perdu ce qui fait ma «marque de fabrique»?
Non, assez spéculé. Je reste médecin de famille, avec toute ma conviction. Et j’en suis fier, même si, à l’exception des quelques passionnés qui se battent à mes côt­és, je serai bientôt seul à assurer encore des services de garde …
Dr Beat Stücheli
Spécialiste de médecine interne générale
Breitensteinstr. 58
CH-5417 Untersiggenthal
beat.stuecheli[at]hin.ch