Changement de paradigme dans l’enseignement de l’éthique

Zu guter Letzt
Édition
2019/1718
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.17735
Bull Med Suisses. 2019;100(1718):630

Affiliations
Dr phil., biol. dipl., direction médicale, resp. du département d’éthique médicale et de la formation postgraduée médicale au sein de l’Insel Gruppe AG (Berne), président de l’association EACME (European Association of Centres of Medical Ethics) et membre de la rédaction Ethique du BMS

Publié le 23.04.2019

Connaissez-vous Thomas S. Kuhn (1922–1996)? C’était un philosophe des sciences américain. Son œuvre principale La structure des révolutions scientifiques (paru en 1962 en langue originale) [1] est pour moi l’un des principaux ouvrages de la théorie scientifique occidentale. Pour ma part, son livre m’a motivé à ne pas me cantonner à l’étude de la biologie pour devenir biologiste, mais à compléter par une science humaine, la philosophie. Tout un cycle d’études à cause d’un simple livre? Oui. Une existence totalement nouvelle à cause d’un simple livre? Oui.
Bien sûr, tout est dit avec beaucoup d’emphase, mais il faut s’en tenir au texte. C’est justement de ces grandes orientations que parle Kuhn. En simplifiant son propos, il explique que l’histoire des sciences n’est pas une accumulation linéaire de connaissances. Au contraire, il décrit la science comme une succession de phases de «science normale», interrompues par des révolutions scientifiques. Le «paradigme» est pour lui un concept central et le «changement de paradigme» est ce qui provoque ces révolutions. Il décrit comme «incommensurable» le rapport entre les paradigmes de la recherche et ceux de la science, qui ne peuvent être comparés et entre lesquels s’articule la révolution. En d’autres termes, l’être humain qui pensait dans un paradigme ne parvient pas, rationnellement, à s’installer dans un nouveau paradigme, incommensurable.
Je pense que c’est à un changement de paradigme de ce type que nous assistons actuellement en Suisse dans le domaine de l’éthique. Ce n’est pas encore très visible, mais c’est mon interprétation. L’ASSM vient de publier ses nouvelles recommandations «Enseignement de l’éthique aux professions de la santé» (février 2019) [2]. L’objectif est en résumé de valoriser professionnellement l’enseignement de l’éthique dans tous les métiers de la santé. Pour moi, c’est un paradigme nouveau qui apparaît enfin, et je m’en réjouis vraiment. Car c’est déjà mon paradigme. Et je suis content que ma vision du monde soit adaptée à ces nouvelles recommandations. Mais je pense que nous allons en perdre certains en route: tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce nouveau paradigme. Peut-être justement parce qu’il n’est pas commensurable dans leur vision du monde et du métier. Je souhaite vous donner brièvement deux exemples de personnes que nous allons perdre dans l’enseignement de l’éthique (au niveau des professeurs d’université).
Tout d’abord, on trouve à la page 5 des nouvelles recommandations cette phrase en apparence anodine: «L’éthique est une discipline à part entière.» Cela implique que nous perdons tous ceux qui ont toujours pensé qu’ils pouvaient ajouter l’éthique à leurs compétences professionnelles, en parler de façon judicieuse et l’enseigner, puisque de toute façon ils étaient eux-mêmes de bonnes personnes. D’accord, peut-être est-ce le cas. Je pense que ces personnes ne se plairont plus dans le nouveau paradigme.
Puis, à la page 8: «Les éléments clés de l’enseignement de l’éthique doivent être les mêmes quelle que soit la ­filière professionnelle concernée.» Déclaration explosive s’il en est. Finies les grandes distinctions que l’on faisait au départ entre «éthique des soins», «éthique médicale», «éthique physiologique», «éthique professionnelle», et entre les différentes traditions et perspectives. Il faut maintenant se donner tous la main et déclarer: «Bonjour, en fait nous avons tous plus ou moins les mêmes valeurs dans le secteur de la santé. Alors pensons l’éthique tous ensemble.» Ce qui implique de perdre tous ceux qui pensent que l’attitude éthique des médecins est véritablement différente de celle du personnel infirmier. Nous perdons aussi tous ceux qui estiment que leurs valeurs sont supérieures à celles des autres groupes professionnels. Mais peut-être qu’en fait, nous ne voulons plus les compter parmi nous.
rouven.porz[at]saez.ch
1 Kuhn TS. The Structure of Scientific Revolutions. Chicago: University of Chicago Press; 1962.
2 ASSM. Enseignement de l’éthique aux professions de la santé. www.samw.ch/fr/Publications/Directives.html