La Suisse n’est pas gentillette

Tribüne
Édition
2019/12
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.17582
Bull Med Suisses. 2019;100(12):433-434

Affiliations
Rédacteur (print et online) du BMS

Publié le 20.03.2019

Près d’un tiers des médecins de Suisse viennent de l’étranger. Pourquoi ont-ils ­décidé de vivre chez nous? Quelles sont les pierres d’achoppement qu’ils ont dû contourner? Que pensent-ils de la politique de la santé en Suisse? Nous tenterons de répondre à ces questions et à d’autres dans notre rubrique occasionnelle «Bonjour la Suisse». Nous présentons dans ce numéro Stefan Graf, qui a franchi le cap de venir en Suisse il y a près de 20 ans et s’y sent maintenant chez lui, malgré des débuts difficiles.
Le poste vacant n’était pas assez attractif pour les médecins suisses. Pendant des mois, personne ne s’est manifesté pour répondre à l’annonce de l’hôpital de district de Tavel, dans le canton de Fribourg. Il manquait deux spécialistes pour se partager la fonction de médecin-chef anesthésiste. L’annonce a donc été passée aussi dans le Deutsches Ärzteblatt. Stefan Graf y a tout de suite vu une opportunité. En effet, «sans habilitation, en Allemagne, un spécialiste n’a quasiment aucune chance d’évoluer vers un poste d’encadrement». Sa candidature a été acceptée sans problème et S. Graf a quitté Fribourg-en-Brisgau pour venir en Suisse, avec toute la famille. C’était en 2002.
Aujourd’hui, S. Graf est conscient que cette étape n’a pas été aussi facile qu’il le pensait, ni pour lui, ni pour sa famille, et qu’elle a entraîné quelques dégâts collatéraux au niveau privé. D’une part, ce poste partagé impliquait une immense charge de travail: «J’étais de service une nuit et un week-end sur deux.» D’autre part, ce fut notamment difficile pour ses enfants de s’intégrer à la vie rurale de Tavel. On mettrait aujourd’hui le mot harcèlement sur ce qu’ils ont vécu. On s’est moqué d’eux et ils ont été marginalisés à cause de leurs origines. Le fils de S. Graf a adopté la technique de la fuite en avant: «Tout de suite après l’école obligatoire, il a fait un apprentissage à Bâle. Il vit maintenant en Nouvelle-Zélande.» Sa fille est partie elle aussi, mais, pendant sa scolarité, elle a adopté une autre stratégie de survie: «En très peu de temps elle a appris l’allemand fribourgeois, ce qui lui a permis d’échapper aux railleries de ses camarades.»
Stefan Graf s’est aussi adapté à la Suisse au niveau linguistique.

Un caméléon linguistique

C’est de Stefan Graf que sa fille a hérité la capacité de maîtriser ce dialecte exotique. Lui aussi parle parfaitement le suisse allemand, même avec un accent fribourgeois évident. «Il m’est facile d’intégrer la tonalité d’une langue. Quand j’ai travaillé comme médecin-assistant pendant un an en Irlande, beaucoup pensaient à la longue que j’étais originaire de l’île verte», nous raconte le médecin en riant. Ces capacités d’adaptation linguistiques lui permettent de contourner les idées toutes faites de ses collègues: «Si votre interlocuteur ne s’aperçoit qu’après un certain temps que vous n’êtes pas un ‘natif’, il est trop tard pour les préjugés. On a déjà fait connaissance.»
Au niveau professionnel, tout s’est bien passé pour S. Graf. Les structures légères de l’hôpital de district lui ont permis de concrétiser beaucoup de choses et, au fil des années, il a développé un solide service d’anesthésiologie qui n’avait rien à envier aux grands hôpitaux.
Mais le petit hôpital de Tavel a été lui aussi pris dans le tourbillon des fusions hospitalières: l’hôpital cantonal de Fribourg en a repris la direction. «Cela a mis à mal beaucoup de ce que nous avions construit», se rappelle S. Graf avec un peu de désillusion. En 2014, l’anesthésiste en a tiré les conséquences et est parti à l’hôpital régional de Münsingen. Là, S. Graf ne travaille plus comme médecin-chef, mais comme médecin-adjoint en anesthésie. Il est cependant satisfait de son poste: «J’ai 60 ans et ne suis pas mécontent d’être plus rarement en service.» Sans compter qu’il a du coup moins de réunions, ce qui lui laisse plus de temps pour la médecine.

Un hôpital n’est pas une usine

Stefan Graf s’est installé définitivement en Suisse et ne prévoit pas de retourner dans son pays natal. Les conditions de travail sont en effet meilleures. S. Graf considère cependant qu’elles seront remises en question si la Suisse continue d’adopter pratiquement les yeux ­fermés des concepts venant de l’étranger, dont l’expérience prouve qu’ils ne fonctionnent pas. «Quand mes collègues allemands entendent qu’ici, en Suisse, nous réfléchissons sérieusement à introduire un budget global, cela les perturbe», explique Stefan Graf.
Il ajoute: «Sur toute la planète, les systèmes de santé sont dominés par des considérations économiques. Mais un hôpital n’est pas une usine. On ne peut y appliquer une logique managériale.» L’Allemand regrette en outre que la santé soit presque exclusivement considérée du point de vue des coûts, et jamais de celui des prestations. Pourtant, les progrès des traitements sont énormes et le secteur de la santé est très important pour l’économie nationale.

Le fossé persiste

Pour S. Graf, la Suisse n’exploite pas assez non plus les différences culturelles, un autre de ses atouts. «Les collègues parlant français vont suivre leurs formations professionnelles en France, ceux qui parlent allemand en Allemagne et ceux qui parlent italien en Italie», résume-t-il. Les médecins exerçant en Suisse bénéficient donc du savoir-faire des principales cliniques universitaires des différents pays. Si cette richesse des savoirs était partagée, nous aurions dans notre pays un avantage supplémentaire par rapport aux autres nations. Mais «souvent les médecins immigrés ne parlent qu’une langue nationale. De plus, quand on ne parle pas la même langue que son interlocuteur, on a tendance à s’isoler au lieu de chercher un moyen de contourner les différences linguistiques et d’échanger sur nos expériences différentes.»

Intégrer les caractéristiques linguistiques

Quels sont les principaux obstacles rencontrés par les collègues qui souhaitent s’établir en Suisse? «Il faut être conscient qu’on s’expatrie dans un pays étranger. Beaucoup de mes compatriotes font l’erreur de considérer la Suisse comme une simple annexe romantique de l’Allemagne. En plus intime, avec des personnes sympathiques. C’est absurde, bien sûr», commente S. Graf. D’un côté, le fait que la Suisse alémanique parle la même langue que nous est un avantage. De l’autre, en tant qu’Allemands, nous n’écoutons plus vraiment et négligeons de nombreuses subtilités du langage qui peuvent provoquer un petit choc culturel chez notre interlocuteur. Comme le terme «bitte», utilisé beaucoup plus fréquemment ici. «En Suisse persiste une forme de politesse considérée comme désuète en Allemagne», met en garde S. Graf. Il ajoute: «Personnellement, je considère cette courtoisie quotidienne comme un plus.»
Il n’y a qu’une seule chose sur laquelle S. Graf ne transige pas: «Dans mon équipe, je vais jusqu’au bout des discussions et ne laisse jamais une question glisser sous le tapis par peur du conflit.» Pas facilement compatible avec la réputation que l’on prête aux Suisses de privilégier le compromis.
Pour notre rubrique «Bonjour la Suisse», nous recherchons des médecins étrangers pour nous raconter ce qu’ils pensent de leur existence et de leur quotidien professionnel. C’est avec plaisir que nous vous lirons: mscholer[at]emh.ch
mscholer[at]emh.ch