Après «Sapiens» et «Homo Deus»

Comment vivre et gérer le XXIe siècle

Horizonte
Édition
2019/07
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.17488
Bull Med Suisses. 2019;100(07):233-235

Affiliations
Dr méd., membre de la rédaction

Publié le 13.02.2019

Yuval Noah Harari
21 leçons pour le XXIe siècle
Paris: Albin Michel; 2018.
375 pages.
ISBN 978-2226436030
L’historien et écrivain israélien Harari publie son troisième livre. Après une «brève histoire de l’humanité» et une «brève histoire du futur» [1], il présente sa vision des facteurs qui marqueront le siècle commençant. En évaluant ce que sont les forces qui formatent la réalité, et en présentant les attitudes et orientations qu’il s’agit de privilégier. Comme les ouvrages précédents, une lecture stimulante. Cinq parties: le défi technologique, le défi politique, désespoir et espoir, vérité, résilience. 21 chapitres.

Les limites (erreurs?) du modèle libéral

L’auteur attaque frontalement la notion – jusqu’ici jugée quasi indiscutable – de l’homo economicus rationnel: «La pensée libérale a acquis une confiance immense dans l’individu rationnel indépendant et a fait de cette créature mythique la base de la société. La démocratie se fonde sur l’idée que l’électeur sait à quoi s’en tenir; le capitalisme de marché croit que le client a toujours raison et l’enseignement libéral que les étudiants pensent par eux-mêmes. Or, des penseurs ont fait observer que cet individu rationnel pourrait bien être une chimère. On a démontré que la plupart des décisions humaines reposent sur des réactions émotionnelles et des raccourcis heuristiques.»
«Le libéralisme n’a pas de réponses évidentes aux plus gros problèmes: l’effondrement écologique et la disruption technologique. Il s’en remet à la croissance pour résoudre, comme par magie, des conflits politiques et sociaux épineux. Toutefois, la croissance ne nous sauvera pas, elle est la cause de la crise écologique.»
«Le libéralisme perd sa crédibilité au moment où les révolutions jumelles de l’information et de la biotechnologie nous lancent les plus grands défis. Les algorithmes Big Data pourraient créer des dictatures digitales au pouvoir concentré entre les mains d’une minuscule élite.»
(In-)justice. «Les injustices du monde contemporain résultent pour la plupart de biais structurels de grande échelle. Ecrire ce livre me l’a fait comprendre, je cours toujours le risque de privilégier le point de vue de l’élite mondiale par rapport à celui de groupes désavantagés […], qui sont confrontés chacun à un dédale différent de plafonds de verre, de doubles standards, d’insultes codées et de discrimination institutionnelle.» Le temps est venu d’élaborer un récit entièrement nouveau.

L’être humain et les révolutions ­technologiques, notamment l’IA ­(intelligence artificielle)

«Nous ne cherchons plus les infos, nous googlisons. Et plus nous le faisons, plus notre capacité de chercher des informations par nous-mêmes diminue. La ‘vérité’ se définit par les premiers résultats de la recherche Google. Il en va de même avec les capacités physiques, telles que se mouvoir dans l’espace.» (Google Maps, GPS) Cependant, on peut attendre des progrès de l’utilisation de l’IA, par exemple dans le trafic: des études récentes font penser que «le remplacement des conducteurs humains par des ordinateurs devrait réduire d’environ 90% le nombre de morts et de blessés sur la route»... Mais aussi: «Peut-être l’Etat devra-t-il intervenir pour édicter un code éthique qui s’imposerait à tous les véhicules autonomes.»
«Dans un nombre croissant de compétences, l’IA commence à nous surpasser. Mieux nous comprendrons les mécanismes qui sous-tendent émotions, désirs et choix, plus les ordinateurs excelleront dans l’analyse des comportements et la prédiction des décisions.» «La créativité oppose des obstacles difficiles à l’automation. A la longue néanmoins, aucun travail ne lui échappera totalement. Les artistes doivent s’y attendre. Si l’art se définit par des émotions humaines, que pourrait-il advenir le jour où des algorithmes seront capables de comprendre et manipuler les émotions mieux que Shakespeare?»
Des logiciels permettront de détecter nos émotions. «Netflix, Amazon ou qui possède notre ‘algorithme TV’ connaîtra notre type de personnalité et saura presser sur nos boutons émotionnels. Ces données leur permettront de nous choisir des films avec une mystérieuse précision – et peut-être de prendre pour nous les décisions importantes: qu’étudier, où travailler et qui épouser.»
«Hommes et machines pourraient fusionner si complètement que les humains ne pourront survivre s’ils sont déconnectés du réseau. Ils seront connectés dès le ventre de leur mère.»
L’artificiel et le naturel! «Il y a danger si nous investissons trop dans le développement de l’IA et trop peu dans celui de la conscience humaine. L’IA trop sophistiquée des ordinateurs pourrait simplement servir à amplifier la bêtise naturelle des humains.»

La croissance programmée des inégalités

«Malgré l’apparition de nombreux emplois nouveaux, nous pourrons assister à l’essor d’une nouvelle classe ‘inutile’ et souffrir à la fois d’un chômage élevé et d’une pénurie de main-d’œuvre qualifiée.»
Les gens ordinaires perdraient leur valeur économique, les sociétés deviendront de plus en plus inégales. «Les riches et les aristocrates ont toujours imaginé posséder des talents supérieurs. Pour autant qu’on puisse le dire, ce n’était pas vrai. En 2100 cependant, les riches pourraient bien être réellement plus créatifs et intelligents, y compris par des cerveaux ‘améliorés’. Dans les pays capitalistes, l’élite pourrait saisir la première occasion pour démanteler ce qu’il reste de l’Etat-providence.»
Un revenu/soutien de base est-il la solution? «Homo sapiens n’est simplement pas fabriqué pour être satisfait. Si le soutien de base universel vise à améliorer les conditions objectives de l’individu moyen en 2050, il a une bonne chance de réussir. S’il s’agit de rendre les gens subjectivement plus satisfaits de leur sort, probablement échouerait-il. Pour atteindre ses buts, le soutien universel devra être complété par des activités qui aient réellement du sens.»

Professionnels et services de santé

Avec l’IA, «nous perdons certains avantages de l’individualité. Par exemple, un médecin qui commet une erreur ne tue pas tous les patients du monde et ne bloque pas la mise au point de tous les traitements. En revanche, si [la médecine] était un seul et même système et que celui-ci commette une erreur, les résultats pourraient être catastrophiques.»
«Beaucoup de médecins se concentrent sur le traitement de l’information (données dans les dossiers). Les généralistes, diagnostiquant des maladies connues et administrant des traitements familiers, seront probablement remplacés par des IA-médecins. Les infirmières quant à elles ont besoin de bonnes compétences motrices et émotionnelles. Aussi aurons-nous probablement une IA-médecin de famille sur nos smartphones avant d’avoir une infirmière-robot fiable.»
«Les gens bénéficieront des meilleurs services de santé mais probablement seront-ils tout le temps malades. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas dans le corps. Autrefois, on se sentait en forme du moment qu’on ne présentait pas de douleur ou handicap. En 2050, grâce aux capteurs biométriques et aux algorithmes, on présentera sans cesse quelque ‘pathologie’. En refusant de suivre alors un traitement, vous pourriez perdre votre assurance-maladie, voire être licencié.»

Dimensions politiques

«Le retour au nationalisme offre-t-il de vraies solutions aux problèmes sans précédent de notre monde globalisé ou s’agit-il d’une forme de dérobade complaisante?» – tentative d’échapper à une réalité inquiétante? «Même si une planète unie continuera de faire une large place au genre de patriotisme célébrant le caractère unique de ma nation, l’humanité n’a guère d’autre choix que de compléter ces loyautés locales par des obligations substantielles envers une communauté mondiale.»
«Désormais, nous souffrons de problèmes mondiaux sans avoir de communauté mondiale. Ni Facebook, ni le nationalisme, ni la religion ne sont près de créer une communauté de ce genre.»
«Les technologies de rupture qui pourraient changer la nature même de l’humanité sont enchevêtrées avec des croyances éthiques et religieuses profondes. Si l’humanité ne parvient pas à concevoir des directives éthiques globalement acceptées, ce sera carte blanche au Dr Frankenstein […] Après 4 milliards d’années d’évolution de la vie organique, la science entre dans l’ère de la vie inorganique façonnée par le dessein intelligent.»
«La plus grande menace est de loin la perspective du changement climatique. Comme si l’on menait une expérience illimitée sur des milliards de cobayes humains. A la différence de la guerre nucléaire – futur potentiel – le changement climatique est une réalité présente. Un consensus scientifique existe […] Nous nous approchons rapidement de points de basculement (tipping points) au-delà desquels même une baisse spectaculaire des émissions de gaz à effet de serre ne suffira pas à éviter une tragédie mondiale.»
A garder en mémoire: «Autant il est difficile d’établir les priorités en temps réel, autant il est trop facile de dire rétrospectivement ce qu’elles auraient dû être. Nous accusons les dirigeants de n’avoir pas su empêcher les catastrophes qui se sont produites, tout en demeurant béatement inconscients de désastres qui ne se sont jamais matérialisés.»

A propos de terrorisme

«Les terroristes sont maîtres dans l’art de manipuler les esprits. Ils tuent très peu mais n’en réussissent pas moins à terrifier des milliards de gens et font trembler d’immenses appareils politiques […] disproportion flagrante entre leur force effective et la peur qu’ils inspirent […] Dans la plupart des cas, notre surréaction au terrorisme menace bien davantage notre sécurité que les terroristes eux-mêmes.»
Raisonnement intellectuellement cohérent, objectif, mais qui imagine pouvoir gommer les aspects émotionnels, liés notamment à l’imprévisibilité des actes terroristes? Nous savons qu’il faudrait leur accorder moins de visibilité, notamment médiatique, le fait est que ce n’est pas simple (droit à l’information…).

Education, identité(s)

Aujourd’hui, «donner plus d’informations à ses élèves est la dernière chose qu’ait besoin de faire un enseignant. Il faut plutôt leur apprendre à en dégager le sens, à distinguer l’important de l’insignifiant et surtout associer les multiples bribes en une vision d’ensemble du monde […] Si la jeune génération manque d’une vision globale du cosmos, l’avenir de la vie se décidera au hasard.» L’important pour Harari: que les écoles passent à l’enseignement des quatre C: pensée critique, communication, collaboration et créativité.
«Pour me construire une identité viable et donner un sens à ma vie, je n’ai pas vraiment besoin d’un récit dépourvu d’angles morts et de contradictions. Il suffit qu’il satisfasse à deux conditions. La première est qu’il me donne un rôle à jouer, la seconde qu’il m’intègre à quelque chose qui me dépasse. Les récits qui ont le plus de succès demeurent ouverts.»
«Personne ou presque n’a qu’une identité. Personne n’est uniquement musulman, italien, ou capitaliste […]Je peux me reconnaître des obligations particulières envers ma nation tout en ayant d’autres identités – et responsabilités/devoirs. De temps en temps cependant apparaît un credo fanatique exigeant de ne croire qu’à un seul récit et de n’avoir qu’une seule identité.»
Sur la laïcité. «Il s’agit d’une vision du monde positive et active, qui se définit par un code de valeurs cohérent plutôt que par l’opposition à telle ou telle religion. Certaines sectes revendiquent le monopole de la sagesse et de la bonté, les laïques ne revendiquent aucun monopole de cette nature. Ils sont à l’aise avec des identités hybrides et multiples.» «Les hommes devraient toujours garder la liberté de douter, de vérifier, d’entendre une seconde opinion ou d’essayer une autre voie.»

Méditation

Le dernier chapitre est consacré à l’importance qu’a eu pour lui à 24 ans, en 2000, la découverte de la méditation (de type Vipassana), qu’il pratique maintenant deux heures par jour et dont il affirme que cela a été un pilier fort dans l’écriture de ses livres.
«La méditation est un outil pour observer directement l’esprit, l’explorer. Loin de moi l’idée de suggérer d’abandonner les pratiques et outils [scientifiques] de la recherche sur le cerveau. La méditation ne les remplace pas mais elle pourrait les compléter. Cela fait penser aux ingénieurs creusant un tunnel à travers une montagne. Pourquoi creuser d’un seul côté? Mieux vaut creuser des deux. Si le cerveau et l’esprit sont une seule et même chose, les deux tunnels ne peuvent que se rejoindre.»
«Les révolutions de la biotech et de l’infotech vont nous permettre de dominer le monde en nous, mais aussi de remanier ou fabriquer la vie. Personne ne sait avec quelles conséquences. Les humains ont toujours excellé à inventer des outils, beaucoup moins à en faire un usage avisé.» Appréciation qu’il n’est pas le seul à émettre…
L’effort ici était de traiter des facettes significatives des positions de Harari. Je n’ai pas abordé ses réflexions, entre autres, sur Dieu, les religions et leurs rôles aux cours de l’histoire comme aujourd’hui, sur l’immigration, sur la postvérité et les fake news (dont il relève que si elles sont très présentes actuellement, elles ont toujours existé), ou encore sur la science-fiction (à son sens, «au début du XXIe siècle, peut-être le genre artistique le plus important»). Bonne lecture.
jean.martin[at]saez.ch
1 Martin J. Ce dont notre avenir pourra être fait (à propos du livre «Homo Deus», de Y. N. Harari). Bull Med Suisses. 2018; 99:361–3.