Le bon moment

Zu guter Letzt
Édition
2019/0102
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.17366
Bull Med Suisses. 2019;100(0102):32

Affiliations
Privat-docent, docteur ès lettres, biologiste dipl., co-responsable de la cellule Ethique clinique de l’Insel Gruppe AG (Berne), chercheur à l’Université populaire d’Amsterdam, président de l’European Association of Centres of Medical Ethics (EACME) et membre de la rédaction éthique du BMS

Publié le 02.01.2019

Le frère d’un de mes amis est très malade. Mon ami est désespéré. Son frère mourra bientôt. Mon ami m’écrit régulièrement des e-mails déplorant les absurdités du système médical. Même si son frère est bien soigné, personne n’est vraiment responsable de lui. Les spécialistes se succèdent et même dans le service d’oncologie, personne n’ose aborder le sujet de la mort proche. Quel est le bon moment pour parler enfin de la mort? Le ­dernier e-mail de mon ami se termine sur cette question. Je ne sais pas quoi lui répondre.
Un membre de notre propre famille a récemment été gravement malade aussi. Notre odyssée a débuté chez le «médecin de famille» du patient. Il faut savoir que ce patient est incapable de discernement. Ma femme et moi avons donc commencé à ­exposer son cas. Le ­patient gisait abattu à côté et écoutait à peine. Le médecin, nous a-t-il semblé, n’était pas très attentif non plus et s’est immédiatement lancé dans les palpations, les investigations, la préparation de ­flacons pour la prise de sang. Quelques jours plus tard, nous sommes retournés voir le même médecin. Oui, notre patient était vraiment très malade. Les valeurs sanguines n’étaient pas bonnes. Il pouvait être à la veille d’une insuffisance rénale ou présentait peut-être une tumeur intestinale. Cela expliquait son terrible abattement, ses problèmes intestinaux et la perte de protéines constatée. J’ai demandé: «Est-ce qu’il va mourir?» Pas de réponse. J’ai pensé que le moment n’était sans doute pas encore venu de poser cette ­question.
On nous a envoyés chez un spécialiste en échographie. Le patient a été anesthésié, on ne le pensait pas capable de se soumettre calmement à l’échographie. Les rares poils de son ventre ont été rasés. Ma fille de quatre ans observait la table d’examen avec de grands yeux. L’échographiste a procédé à de nouveaux prélèvements de sang, mais aussi d’urine dans la vessie (avec une seringue) et d’eau de la région intestinale (avec une ­seringue). Je me suis senti mal. J’ai dit: «Je me sens mal.» Le spécialiste a ri. L’examen s’est poursuivi. Non, il ne pouvait pas nous expliquer plus précisément ce qu’il avait découvert, il semblait que les glandes sur­rénales soient manquantes, mais peut-être y avait-il aussi une tumeur intestinale. Il allait rédiger un rapport et l’envoyer au médecin traitant.
Le patient ne buvait plus, ne mangeait plus, ne se levait plus. Pendant 48 heures tout entières. Pendant ces 
48 heures, nous n’avons pas pu joindre son médecin habituel. Aucun rendez-vous possible, il rappellerait, il ne rappelait pas. Désespoir. Que faire à présent? Une clinique vétérinaire? Les urgences? Nous avons trouvé une nouvelle vétérinaire. Bouleversés, nous lui avons décrit les 48 heures écoulées. Elle nous a simplement écoutés. Elle a posé des questions. Elle a lu très calmement les résultats de l’échographie. Puis elle a dit: «Je vais commencer à examiner votre croisement de labrador. Il n’est pas encore temps d’envisager sa mort.» J’étais impressionné. Nouveau prélèvement sanguin, effectué cette fois très délicatement. Malgré tout, je me suis à nouveau senti mal. «Je me sens mal.» «Dans ce cas, asseyez-vous, Monsieur Porz. Voici un verre d’eau, il y a un bout de chocolat dehors. Vous n’imaginez pas le nombre de propriétaires de chiens qui s’évanouissent ici.»
Deux jours plus tard, la vétérinaire nous a appelés. Elle nous a appelés! Nous n’avons pas eu besoin de lui courir après, de questionner. Elle a téléphoné: «Bonne nouvelle. Votre chien est atteint de la maladie d’Addison. Nous allons lui administrer de la cortisone et il sera ­remis sur pied.»
La morale de cette histoire? La médecine est parfois in-humaine.
rouven.porz[at]saez.ch