Réplique à l’article «Légalisation du cannabis – qui en profite?» [1]

Bons arguments, conclusions erronnées

Tribüne
Édition
2018/49
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2018.17310
Bull Med Suisses. 2018;99(49):1758-1761

Affiliations
a Prof. Dr méd., Service d’Addictologie, Hôpitaux Universitaires de Genève; b Dr méd., Palliativzentrum, Kantonsspital St. Gallen; c Prof., Département de Sociologie, Université de Genève; d Dr méd., Arud Zentrum für Suchtmedizin, Zurich; e Dr méd., Service d’Addictologie, Hôpitaux Universitaires de Genève

Publié le 05.12.2018

D’une part, l’article du collègue Professeur Barben soulève des questions tout à fait légitimes. D’autre part, dans sa structure logique, il est intenable, et malheureusement caractéristique des arguments pas toujours très rationnels dans le débat actuel sur les possibilités d’une régulation du marché du cannabis. L’article ­essaie d’argumenter contre le relâchement du régime actuel. Comme on le verra ci-dessous, l’argumentation présentée ne peut convaincre en raison de diver­ses ­erreurs de logique formelle. Le but de notre arti­cle est de questionner l’argumentation de cette publication entre autre au nom de la Swiss ­Society of Addiction Medicine (SSAM) et du Collège Romand de Médecine d’Addiction (COROMA).
Quelle est donc la partie erronée dans cette argumentation? Du point de vue de la théorie de l’argumentation, un argument est une succession d’énoncés constitués de prémisses et d’une conclusion. Pour qu’un argument soit valable, les prémisses doivent justifier la conclusion.
L’article de M. Barben est un argument déductif, mais ne peut, dans la forme présentée, pas constituer un ­argument valable. D’une part, certaines prémisses ­déclarées ne sont pas fondées, d’autre part, même si ces prémisses seraient admises, les conclusions ne pourraient être tirées conformément aux lois de la ­logique. La conclusion tirée dans l’article constitue en fait une grave erreur logique. Si ces arguments fal­lacieux sont faits avec intention et en connaissance de cause, alors, par définition, il s’agirait même d’un sophisme (argument factice).
L’argumentation de l’article du Professeur Barben est schématisée dans la figure 1. On peut identifier deux axes d’argumentation que nous examinerons brièvement ci-dessous en termes de leur validité.
Figure 1: Sophismes.

L’argument coûts/bénéfices

Selon cet argument, les risques liés au cannabis (P1) ­devraient être maitrisés par le maintien de la réglementation actuelle (= interdiction de la substance) (C), car l’intérêt thérapeutique du cannabis reste incertain (P2). Il s’agit ici en fait de l’argument le plus souvent ­discuté dans le débat sur les interdictions et les réglementations. Pour que cet argument soit valide, comme indiqué ci-dessus, (a) les prémisses doivent être vraies (être acceptées comme telles par la contrepartie éventuelle), et (b) la conclusion doit être déduite de la combinaison des prémisses. L’argumentation de M. Barben peut ainsi être examinée à la fois en termes de véracité des prémisses et en termes de cohérence entre prémisses et conclusions. Dans cet article, nous souhaitons nous pencher seulement superficiellement sur les prémisses présentées.
Ad (P1): Il est incontestable que la consommation de cannabis, et en particulier le fait de fumer du cannabis, peut avoir des effets négatifs aux niveaux de la santé individuelle et publique. Les adolescents constituent par ailleurs un groupe particulièrement vulnérable et une consommation précoce augmente le risque ­d’addiction et de ses séquelles. Nous ne souhaitons ici pas nous attarder sur la question de la pondération de ce risque (par exemple, sa pertinence par rapport à d’autres risques). Par souci de discussion, nous allons donc admettre que (P1) est vrai.
Ad (P2): Il est dit à plusieurs reprises dans l’article que le cannabis présente peu d’avantages sur le plan médical, une affirmation qui ne peut toutefois pas être confirmée par les références citées (références 4–7). ­Cependant, nous admettrons, par souci de discussion, également (P2) comme vrai.
Ainsi, après l’acceptation des prémisses, la question se pose de savoir si la combinaison de (P1) et (P2) mène à la conclusion (C = interdiction).
Nous pourrions également reformuler l’argument: «Le cannabis est un problème, c’est pourquoi il doit être ­interdit». Cette formulation suggère que la prohibition (C) est la seule solution au problème, ce qui, cependant, ne peut pas être dérivé des prémisses données. En réalité, l’affirmation «La prohibition est une/la solution» constituerait une autre prémisse pour laquelle il faudrait d’abord examiner la véracité. Ceci est représenté schématiquement dans la figure 2 en tant que P3.
Figure 2: Argument complété.
Le fait que (P3) ne peut être tenu pour acquis est ­démontré par M. Barben lui-même quand il décrit une augmentation de la prévalence de fumeurs de cannabis, ainsi que l’augmentation des concentrations de THC et des risques associés ... tout cela, avec la prohibition existante. Le risque qui devrait être évité en maintenant l’interdiction est en fait déjà réalisé !
Dans un état de droit libéral, les mesures restrictives de liberté doivent par principe servir un objectif (critère d’efficacité) et cet objectif ne doit pas être réalisable autrement (critère de nécessité). Si (P3) était ­correct, il serait toujours nécessaire de prouver (P4), c’est-à-dire l’absence d’alternative à l’interdiction. Il est à noter que la charge de la preuve incombe fondamentalement au prohibitionniste et non à l’autre partie. Quiconque veut interdire quelque chose aux citoyens libres doit fournir des preuves et non l’inverse. D’ailleurs, ce principe se retrouve dans l’article 36 (restrictions des droits fondamentaux) de la Constitution ­fédérale de Confédération suisse. Ce qui manque dans l’argument de M. Barben, c’est donc le lien (P3 et P4) entre la prémisse «le cannabis est un risque» et la conclusion «le cannabis doit être interdit».
L’argument coûts/bénéfices présenté par M. Barben est un sophisme de non sequitur classique, qui ne découle pas des prémisses, que celles-ci soient vraies ou non. Si cette erreur logique se produit par inadvertance, on peut la considérer au pire comme embarassante. Si par contre elle a été utilisée de manière intentionnelle, elle constituerait un sophisme. Dans le dernier cas, on pourrait bien considérer qu’il s’agit d’une ruse ­politique habile, qui constitue néanmoins une mal­hon­nêteté intellectuelle.
On pourrait maintenant faire valoir que la prohibition est relativement inefficace en termes de politique de santé, mais qu’une réforme du régime (une réglementation) pourrait avoir des conséquences imprévisibles, qu’on court ainsi le risque d’une péjoration de la situation actuelle. Rappelons simplement, que le maintien de l’interdiction basé sur ce dernier raisonnement reste toujours contraire aux principes de l’État de droit libéral. Et pour préciser encore une fois: la charge de la preuve incomberait aux prohibitionnistes. Il convient ici en tous cas de faire référence aux preuves accablantes des États-Unis (par exemple, les données de la ­National Survey on Drug Use and Health), qui montrent clairement que la crainte d’une péjoration au niveau de la santé publique après régulation est injustifiée.

L’argument de vénalité

La véritable originalité de l’article de M. Barben réside dans les passages, remarquablement documentés, sur les conflits d’intérêts financiers qui pourraient résulter d’une éventuelle réforme. Nous partageons pleinement les préoccupations de M. Barben.
Cependant, les prémisses formulées dans ce contexte (P3 et P4 dans la fig. 1) ne constituent pas une raison ­logique pour conclure à la «prohibition». Et pour au moins deux raisons.
Premièrement, elles ne contribuent pas à la validité de l’argument coûts/bénéfices car, comme indiqué ci-dessus, il n’est déjà pas valable de toute façon. L’ajout de l’argument de la vénalité dans ce cas correspond à ce qu’on appelle un sophisme du Hareng fumé. Le terme Hareng fumé (Red Herring, mauvaise piste) fait référence à un groupe d’arguments fallacieux, qui appor­tent des informations intéressantes, apparemment
plausibles, mais qui constituent réellement des prémisses sans pertinence pour la conclusion. En ce qui concerne le cas présent: L’interdiction reste inefficace (P3 dans la fig. 1) même si l’argument de la vénalité est introduit. Ce dernier n’est pas pertinent dans ces circonstances.
Le texte est également parsemé de nombreux autres Harengs fumés. Il n’est par exemple pas clair dans quelle mesure le marché en expansion du cannabis CBD devrait justifier le maintien de la prohibition. Le fait que environ 600 entreprises soient déjà présentes sur ce marché et que ces entreprises aient généré 15 millions de recettes fiscales semble à nouveau servir d’argument en faveur de la prohibition, sans que ­l’auteur n’explique en quoi cela est problématique en soi. En outre, l’indication de l’émergence de cannabinoïdes synthétiques et de cigarettes électroniques avec les risques qui y sont associés est un autre facteur de distraction qui n’est pas formellement lié à la conclusion.
En effet, il est assez bien documenté que l’autorisation du cannabis à des fins médicales n’a été utilisée que comme une étape préliminaire pour une légalisation complète ultérieure. Une fois de plus, un examen attentif de l’énoncé ne montre pas de lien logique avec la conclusion faite. En outre, la commentaire qu’un des lobbyistes pro-réformistes a fait une fortune comme spéculateur financier, constitue forme particulière de Hareng fumé, la manœuvre ad personam. Une manœuvre ad personam est fait dans l’intention de ­discréditer la position de l’autre partie et d’ainsi éviter la vraie discussion (Est-ce que l’interdiction améliore le rapport coûts/bénéfices?).
Figure 3: Arguments logiquement valables.
Deuxièmement, aussi l’argument de la vénalité est un sophisme non sequitur. Il aurait fallu d’autres prémisses pour montrer le lien entre les conflits d’intérêts financiers et la prohibition. Une de ces prémisses ­aurait pu être: «Personne ne devrait gagner de l’argent avec le cannabis». Dans ce cas, la combinaison avec ­l’argument coûts/bénéfices ne serait plus nécessaire. Quiconque avance une telle prémisse devrait toutefois se voir accuser d’accepter les gains du marché illégal, mais pas celui d’un marché réglementé par l’État.

Les arguments soutiennent un ­marché ­réglementé par l’État

L’article du Professeur Barben a clairement mis en évidence le fait que la perspective d’un marché légalement réglementé suscite des intérêts financiers qui pourraient devenir problématique d’un point de vue de la santé publique. Par contre l’affirmation que les ­recettes fiscales ne couvriront pas les coûts potentiels engendrés serait à vérifier, et la charge de la preuve ­repose elle-même sur l’auteur. On ne peut pas automatiquement déduire ceci à partir de la situation autour du tabac. Comme un possible marché réglementé du ­cannabis sera réglementé à l’avance (a priori), il n’est pas possible de conclure automatiquement que la politique fiscale serait la même que dans le cas du marché du ­tabac qui a été réglementé a posteriori.
Il est aujourd’hui généralement admis dans le milieu de la santé que l’industrie du tabac n’est pas digne de confiance en ce qui concerne ses pratiques commerciales. On ne peut pas exclure que les entreprises émergentes du domaine du cannabis puissent reprendre certaines des pratiques désastreuses des producteurs de tabac, risque qu’il s’agit de maitriser.
L’argument de la vénalité, comme il a été démontré ci-dessus, ne peut donc logiquement justifier une interdiction pour des raisons de santé publique. Cependant, nous convenons avec le collègue Barben que toute ­réglementation du marché du cannabis devrait inclure un contrôle strict des conflits d’intérêts financiers. En effet, l’intérêt de l’industrie du tabac pour un marché en mutation légale risque d’être l’un des risques les plus importants. Il n’a guère besoin de plus de preuves de la cruauté de leurs représentants. L’exclusion par principe de l’industrie du tabac semble être l’une des conditions fondamentales pour qu’un marché du cannabis réglementé puisse satisfaire les espoirs de santé publique. Une séparation claire des marchés des autres substances addictives (alcool, jeux d’argent, jeux, etc.) devrait également être sérieusement envisagée.

Avec la participation de:

PD Dr méd. Sophia Achab, Service d’addictologie, Hôpitaux universitaires de Genève; Prof. Dr méd. Barbara Broers, Service de médecine de premier recours, Hôpitaux universitaires de ­Genève; Méd. pract. Gerard Calzada, Service d’addictologie, Hôpi­taux universitaires de Genève; Dr méd. Robert Hämmig, Berne; Dr méd. André Kuntz, Centre cantonal d’addictologie, ­Réseau fribourgeois de santé mentale; Dr méd. Jeorge Riesen, Courlevon; Jean-Felix Savary, Groupement romand d’études des addictions; Dr méd. Olivier Simon, Service de psychiatrie communautaire, Centre hospitalier universitaire vaudois; PD Dr méd. Gabriel Thorens, Service d’addictologie, Hôpitaux universitaires de Genève; Dr méd. Stergios Tsartsalis, Service de psychiatrie adulte, Hôpitaux universitaires de Genève; PD Dr méd. Marc ­Vogel, Universitäre Psychiatrische Kliniken Basel; Prof. Dr méd Marc Walter, Universitäre Psychiatrische Kliniken Basel.

Conclusion

Nous convenons avec M. Barben que la consommation largement répandue de cannabis représente un risque pour la santé publique, risque qui doit être maitrisé. Les preuves de la supériorité d’un marché réglementé par l’État en comparaison avec l’interdiction générale ne peuvent plus être ignorées aujourd’hui. Dans ce contexte, les conflits d’intérêts économiques doivent sans aucun doute faire l’objet d’attention particulière. En somme, les arguments de M. Barben, si ses prémisses sont correctement complétées, sont donc bien adaptés pour soutenir la réglementation du marché du cannabis. Le grand mérite de son article est la mise en évidence des pièges possibles.
Prof. Dr méd. ­Daniele Zullino
Service d’addictologie, Hôpitaux Universitaires de Genève
Grand Pré 70
1202 Genève
Daniele.Zullino[at]hcuge.ch
1 Barben J. Légalisation du cannabis – qui en profite? Bull Méd Suisses. 2018:99(48); p. 1710–2.