Le retour des miradors ?

Zu guter Letzt
Édition
2018/25
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2018.06816
Bull Med Suisses. 2018;99(25):852

Affiliations
Spécialiste en médecine interne générale, Vouvry; membre de la FMH

Publié le 20.06.2018

Le 16 mars dernier, notre Parlement fédéral a décidé, dans l’indifférence quasi générale, d’accepter la modification de la Loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA).
Sous ces termes administratifs opaques se cache une décision d’une portée humaine et éthique pour le moins inquiétante.
En vertu du nouvel article 43a de cette loi, les assureurs sont désormais autorisés à utiliser une série impressionnante de moyens pour traquer les assurés soupçonnés de percevoir abusivement des prestations: enregistrements sonores et visuels (en clair, écoutes téléphoniques, vidéo-surveillance, images prises par un drone), localisation par technologie GPS, filature par des détectives privés, etc.!
Quelle est la prochaine étape? Autoriser la torture pour obtenir des aveux des tricheurs? Poser cette question paraît iconoclaste, mais lorsqu’on franchit une telle ligne rouge, lorsqu’on construit des bases légales autorisant des institutions privées ou étatiques à utiliser des méthodes, habituellement réservées à la poursuite du crime organisé ou à la prévention du terrorisme, pour confondre de simples fraudeurs, on s’engage sur une pente très dangereuse sur le plan des droits humains fondamentaux.
Tout a commencé par une condamnation de la Suisse par la Cour européenne des droits de l’homme, le 18 octobre 2016, dans une affaire de ce genre. La Cour a reproché à la Suisse d’avoir usé de telles méthodes de surveillance d’un assuré, sans bases légales. Qu’à cela ne tienne! Plutôt que de méditer sur la portée éthique de ce jugement, on s’est réfugié dans le juridisme et l’on a travaillé vite et dur pour construire les bases légales qui manquaient!
Je trouve personnellement que nos élus ont été bien timi­des. Pour la prochaine modification, je leur suggère d’obliger toutes les personnes au bénéfice de prestations d’assurance pour incapacité de travail de longue durée, d’arborer un badge, par exemple de couleur jaune, sur lequel serait inscrit: «Je suis à l’assurance, je vous coûte cher.» De plus, comme la technologie a fait de magnifiques progrès en 80 ans, on pourrait équiper ces badges, au verso, d’une puce électronique permettant la géo-­localisation. On parviendrait ainsi à observer les bénéficiaires de l’AI ou d’autres assurances sociales, lorsqu’ils montent dans un avion pour les Canaries ou lorsqu’ils entrent dans un dancing.
Un vrai progrès: enfin attraper ces centaines de tricheurs, les priver de ressources financières et économiser ainsi quelques millions. Quelle belle satisfaction pour notre système! Enfin seraient équilibrés les comptes de l’AI.
Qu’une pareille idée de modification légale ait germé dans la tête de quelques élus, nostalgiques de l’époque où la politique du bouc émissaire était reine, ne me surprend pas vraiment.
Que les commissions fédérales dédiées à la santé et aux assurances sociales, en l’occurrence celle du Conseil des Etats, aient développé cette idée, ne m’étonne pas tant que ça, connaissant leur allégeance à certains lobbies.
Mais que la majorité du Parlement ait entériné cette disposition légale, rappelant des pratiques qu’on croyait ­appartenir au passé, m’inquiète beaucoup.
Pire encore: que cette décision, qui piétine les droits humains fondamentaux, ait pu se prendre dans une indifférence médiatique et politique quasi générale, m’effraie!
Qu’on me comprenne bien: il n’est pas question d’encourager ni de tolérer la fraude, qui doit être punie. Mais il n’est pas nécessaire d’être un éminent juriste pour percevoir que le principe de proportionnalité, en la matière, a été bafoué! Les juristes officiels tenteront de nous prouver le contraire, mais sur le plan éthique, ils auront plus de peine à nous convaincre…
Petite lueur d’espoir : quatre citoyens, relayés par des milieux associatifs, dont Amnesty International, ont lancé contre cette loi un référendum qui vient d’aboutir. Espérons que lors du vote, la société civile pourra corriger ce dérapage de nos autorités.
Vous connaissez probablement ce petit texte, du pasteur Martin Niemöller (lui-même en a publié plusieurs versions de son vivant. Celle-ci est la version officielle adoptée par la fondation portant son nom):
«Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif.
Puis ils sont venus me chercher, et il ne restait plus personne pour dire grand chose.»
Résistons, chères et chers Collègues, résistons, avant qu’il ne reste plus personne pour s’indigner!
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