Mise en consultation de l’OFSP:

Deuxième projet de loi sur les produits du tabac – tromperie !

Tribüne
Édition
2018/24
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2018.06652
Bull Med Suisses. 2018;99(24):811-813

Affiliations
a Dr méd., spécialiste en Médecine interne et Pneumologie, membre FMH; b Dr méd., spécialiste en Médecine interne, membre FMH

Publié le 13.06.2018

Introduction

L’influence des multinationales du tabac sur les légis­lateurs n’est un secret pour personne. La coalition politique actuelle en Autriche le démontre, ne voulant pas d’interdiction de la fumée dans l’espace public fermé. En Suisse, la loi fédérale alibi de la protection contre la ­fumée passive, la libre publicité pour le tabac, l’imposition incohérente des produits du tabac et le retour de la loi sur les produits du tabac (LPTab) au conseil fédéral démontrent à quel point l’industrie du tabac empêche les parlementaires à imposer l’intérêt supérieur de la santé.
Cet article décrit les conséquences de la plus récente instrumentalisation du processus démocratique. Le mandat de notre parlement d’ancrer dans la LPTab «la protection de la jeunesse et de supprimer les interdictions de la publicité» amena le département de l’in­térieur à rédiger un projet de loi permettant une promotion encore plus large des produits du tabac.

Protection contre la consommation?

Le rapport explicatif relatif à l’ avant-projet de loi [1] fait douter de la volonté de poursuivre le but de la loi. L’OFSP et le conseil fédéral y admettent que le projet ne per­mettra pas aux parlementaires de ratifier la convention cadre de la lutte contre l’épidémie du tabagisme de l’OMS (CCLAT). Cette convention, basée sur l’évidence scientifique, ratifiée par 180 pays [2] propose aux Etats partenai­res les mesures efficaces: des impôts pour ­forcer des prix de vente élevés (comparés au revenu moyen) frei­nent la demande; des lois de protection ­libèrent les lieux de travail et les espaces et transports publics de la fumée passive; des indications sur des emballages neutres et des campagnes médiatiques mettent en garde les consommateurs; des interdictions globales de la publicité, de la promotion et du parrainage font disparaître de la société de consommation le tabac et la nicotine en tant que marques et produits habituels. Aucune de ces recommandations, dont le principe fût déjà admis en 2004, lors que le ministre de la santé d’alors, Pascal Couchepin, signa la CCLAT, ont été réalisées de manière efficace dans notre pays. C’est pourquoi le succès de la prévention est médiocre par rapport aux pays qui ont légiféré selon la CCLAT. Le quota des fumeurs ne baisse plus depuis plusieurs ­années. En fait, il est plus élevé que ce que le chiffre ­officiel [3] de 25% n’indique. Il sous-estime d’env. 10% [4–6] la réalité.
Le rapport ne peut cacher les conséquences de ce pro­jet de loi: l’avant projet diminuera le pourcentage de ­fumeurs dans notre pays de 0,5% ....en 2060!

Les mesures proposées

«Mieux protéger les mineurs». Cela serait la base pour «l’adaptation des restrictions publicitaires aux supports dévéloppés ces dernières années». L’interdiction de remise aux mineurs et les tests de vente pour contrôler le respect de la loi, viseraient «de protéger cette catégorie plus vulnérable.» Art. 17 et suivants interdisent la publicité, «lors qu’elle s’adresse spécialement aux mineurs». Elles est également illicite «dans les journaux, périodiques et autres journaux gratuits accessibles aux mineurs et sur l’internet ...excepté les sites déstinés aux adultes». Ces interdictions fragmentaires inscrivent dans la loi le code de conduite volontaire (convention avec la commission de loyauté) que’ l’industrie a régulièrement violé dans le passé.
Les auteurs du projet méconnaissent la communication et le marketing de l’industrie, constamment actualisées et adaptées au contexte. Que des produits puissent être vendus librement dans le monde reglementé d’aujourd’hui transmet le message: «des produits si peu réglementés signifient, qu’ ils ne sont pas si dangereux, autrement leur publicité serait interdite.» La publicité adressée aux adultes, renforcée par l’interdiction de la remise aux mineurs, émet le signal: «le ­tabac et produits associés sont des produits de plaisir comportant un risque et réservés aux adultes». C’est ce message ambigu de «banal, risqué, désirable et réservé aux adultes» qui les rend particulièrement attractifs aux yeux des adolescents.
Dans l’adolescence, transgresser les interdits et prendre des risques permettent à l’individu de se forger son ­identité d’adulte. Pour cela, les cigarettiers proposent une ­solution toute prête: Devenir fumeur ou vapoteur et choisir une marque parmi d’ autres, que la publicité associe avec certains traits de personnalité, aident les adolescents à se construire et à définir leur identité parmi ses pairs et dans le groupe. Les documents de l’industrie [7] prouvent que cette démarche constitue l’essence de leur stratégie de marketing. Ceci se manifeste dans la campagne publicitaire «Don’t be a Maybe. Be Marlboro» de Philip Morris [8] Une notice interne présente la première expérience tabagique des adolescents comme un «rite d’initiation», avec le commentaire: «I AM AN ADOLESCENT. I try. I break into the circle with my peers. There is DANGER. This is not allowed. This is an INITIATION.» Dans un tel contexte, ­l’interdiction de la remise aux ­mineurs et la restriction de la publicité adressée spé­cia­lement aux jeunes, sans l’interdiction globale de la publicité, de la promotion et du parrainage, renforceront les messages publicitaires sous-liminales visant les jeunes. Ces mesures ne sont pas seulement inefficaces, mais elles aident les cigarettiers à recruter les mineurs pour la consommation de nicotine.
Au sujet des «produits alternatifs», la cigarette électronique, le tabac à «chauffer pas brûler» et oral (Snus), le projet déclare qu’ils «peuvent être commercialisés en Suisse, en bénéficiant d’une réglementation spécifique». Le terme «alternatif» implique, qu’ils remplaceraient des produits du tabac conventionnels. Par cela l’OFSP se fait sans distance critique porteur de la ­propagande qui prétend que ces produits seraient ­partie d’une stratégie de «diminution des risques», car «moins nocifs» que la ciga­rette tabac. Cette diminution des risques est contestée par la plupart des experts [9] et par l’OMS. Car ces produits doivent être évalués concernant leurs conséquen­ces à long terme sur la santé publique. En accord avec cela, les experts de la FDA ont refusé la requête de Philip Morris de considérer leur produit IQOS comme associé à un moindre risque [10]. Le projet, au contraire, ignore que la «diminution des risques» participe à la stratégie de l’industrie du tabac de banaliser tabac et nicotine dans la ­population. Car la vente libre de ces produits avec uniquement «des mises en garde spéciales» permet leur utilisation par l’industrie comme instruments de ­marketing et d’initiation, dont fait partie également l’e-cigarette sans nicotine, vantée aux enfants par son «innocuité».
Le conseil fédéral veut transférer dans la LPTab les principes de la loi sur les denrées alimentaires, comme le ­devoir de l’autocontrôle. Ceci témoigne de son appréciation erronée des causes de l’épidémie du tabagisme. Une règlementation d’aliments, garantissant qu’ ils soient propres à la consommation, que les additifs ne dépassent pas certaines concentrations etc. peut ­justifier un autocontrôle. Car dans ce cas, l’autorité et ­producteurs, commerçants et consommateurs n’ont pas de conflits d’intérêts fondamentaux. Proposer cependant l’autocontrôle aux fabricants des produits du ­tabac, c’est confier la protection des poules aux renards. Pour son modèle d’affaires, l’industrie est obligé de rendre dépendant de la ­nicotine leurs clients, ce qui réussit le mieux en visant les jeunes [11]. Que l’industrie du tabac se contrôle dans l’intérêt de la santé, est ­grotesque, au vu des mensonges de leurs responsables, leurs manipulations de la science, de l’instrumentalisation d’experts et d’autres branches de l’économie. Et au vu de leur influence sur les politiciens, parlementaires Suisses compris [12].

Le projet de loi viole le droit en vigueur

Le projet de la LPTab viole la constitution fédérale: «Les enfants et les jeunes ont droit à une protection particulière de leur intégrité et à l’encouragement de leur développement» (Art. 11) Par ce projet de loi, la confédération méprise son mandat de légiférer efficacement «sur l’utilisation des denrées alimentaires, (…) des organismes, des produits chimiques et des objets qui peuvent présenter un danger pour la santé» et concernant «la lutte contre... les maladies très répandues et les maladies particulièrement dangereuses pour l’être humain.» La restriction illusoire de la publicité dans la LPTab ne changera en rien les conditions qui conduisent actuellement 12% des garçons et 9% des filles de 15 ans, ainsi que 28% des 20–24 ans à ­fumer. En ignorant les principes constitutionnels, elle banalise des produits, qui rendent dépendants et malades leurs utilisateurs. La dépendance à la nicotine est particulièrement grave, si elle débute tôt, car les dégats à la santé causés par le tabac sont les suites d’une maladie pédiatrique qui se fixe dans le ­cerveau des adolescents [13].
Par l’interdiction uniquement de la publicité qui s’adresse aux mineurs, la LPTab viole l’esprit de la loi sur les produits therapeutiques (LPTh) qui stipule (Art. 32): «Est illicite la publicité déstinée au public pour les ­médicaments... qui font fréquemment l’objet d’un usage abusif ou qui peuvent engendrer une accoutumance ou une dépendance.» Ces qualificatifs s’appliquent aux produits sousmis à la LPTab. Par leur perfectionnement avec le but de les rendre attrayant pour les jeunes et d’en augmenter le potentiel addictif, et à cause de leur promotion, ils créent des dépendants dont la majeure partie sera malade et dont la moitié décèdera prématurément. Le tribunal fédéral confirme la volonté du législateur de restreindre la liberté du commerce de l’industrie pharmaceutique [14] concernant de tels produits dans l’intérêt de la santé de la population (et non seulement des enfants). Les effets ­secondaires des médicaments en cause sont minimes, comparés à ceux du tabac. A plus forte raison, les produits responsables de l’épidémie du tabac, dont aucun médicament n’a jamais atteint l’étendue, doivent être soumis à la restriction du commerce similaire à celle concernant les produits de l’industrie pharmaceutique.
La loi sur la sécurité des produits (LSPro) de 2009 est contourné par la LPTab, car elle donne libre accès au marché suisse à des produits, qui ne l’avaient pas: le Snus, les cigarette électroniques et les engins pour le tabac «chauffé pas brûlé». La LSPro stipule (Art. 3): «peuvent être mis sur le marché les produits qui présentent un risque nul ou minime pour la santé et la sécurité des utilisateurs ou des tiers, lors qu’ ils sont utilisés dans les conditions normales ou raisonnablement prévisibles. ... Pour éviter d’exposer la santé et la sécurité des utilisateurs à un risque, il doit être tenu compte: de la ­durée d’utilisation indiquée ou prévisible du produit (et) du fait que le produit sera de manière prévisible utilisée par de catégories de personnes plus vulnérables que d’autres (p. ex. des enfants).» Puisque la loi ne tolère que le risque nul ou minime, elle exclut du marché des produits qui délivrent à l’être humain la nicotine pour une durée indéterminée. En plus, leur toxicité aigüe est comparée sans base scientifique solide avec la toxicité de la cigarette tabac, ignorant la toxicité à long terme [15, 16]. Donner libre accès au marché à des produits, dont l’innocuité présumée se base uniquement sur la comparaison avec un produit hautement toxique, par rapport auquel ils ­seraient «moins nocifs», est contraire à la loi. La LSPro ne permet pas de négliger la toxicité bien connue du Snus [18], des effets à long terme de la cigarette électronique [15] et du tabac à «chauffer pas brûler» [17]. Sans parler des conséquences sociétales causées par la large diffusion d’une nicotine banalisée. Car la nocivité de ces produits est certainement loin de «nul ou minime» au vu de leur utilisation comme moyen promotionel. La prudence exige au moins une interdiction globale de la ­publicité, de la promotion et du parrainage selon la CCLAT, comme pour tout produit de tabac et assimilés.

Conclusions

Le projet de LPTab ne protège pas la population des conséquences de la consommation de tabac, il favorise au contraire une branche de l’économie qui s’oppose à la santé publique depuis des années.
La restriction illusoire de la publicité, sans interdiction globale de la promotion et du parrainage n’aura aucun effet sur la liberté de l’industrie pour séduire les jeunes vers la consommation de la nicotine. Tous les moyens de la communication commerciale resteront à sa disposition. L’interdiction de la vente aux mineurs est une aide à sa stratégie de marketing.
L’introduction dans le marché de nouveaux produits nicotiniques et de tabac, sans que ceux-ci ­satisfassent les exigences de la Loi sur la sécurité des produits, ainsi que la légalisation de la nicotine sans vote formel du parlement, ouvrent à l’industrie des nouvelles possibilités pour banaliser et pour diffuser la dépendance à la nicotine. Par une palette ainsi élargie d’instruments divers, l’industrie pourra­ viser ses futurs clients, spécialement les enfants et les jeunes, à l’aide de son marketing moderne.
Le Renoncement à ratifier la CCLAT protège l’industrie du tabac et ses alliés des mesures de l’Etat et de l’administration pour faire respecter son article 5.3. Par celui- ci il doit empêcher que des mesures légales de prévention soient contourné par l’industrie. En outre, l’absence de la Suisse, prive les pays collaborant au sein ­de la CCLAT d’un partenaire essentiel. Les multinationales du tabac jouissent chez nous d’un traitement de faveur de la part de l’Etat et des politiques de la majorité. La non-ratification de la CCLAT fait de notre pays leurs paradis juridique et politique. En se désolida­risant de la lutte internationale contre l’industrie du tabac et contre sa conquête funeste de nouveaux marchés dans les pays pauvres, dont elle exploite la vulné­rabilité, notre pays se fait complice d’agissements criminels. Les produits de tabac diffusés dans ces pays y ­favorisent la pauvreté, violent les droits de l’homme et empêchent le développement. La Suisse donne d’elle même au monde une image négative.
Dr Rainer M. Kaelin
Plantay 53
CH-1163 Etoy/VD
palmier.kaelin[at]bluewin.ch
 1 Confédération Suisse. Département de l’intérieur. Loi fédérale sur les produits du tabac et les cigarettes éléctroniques (Loi sur les produits du tabac, LPTab). Raport explicatif relatif à l’avant-projet. Décembre 2017.
 2 www.who.int/fctc/fr/ (who framework convention tobacco control)
 3 www.suchtmonitoring.ch/ (Monitoring Suisse des Addictions)
 4 Jakob J, Cornuz J, Diethelm P. Prevalence of Tobacco Smoking in Switzerland. Swiss Med Wkly. 2017;146w 14437.
 5 Jeanrenaud C, Schoenenberger A, Labaz L. Consommation de Cigarettes non taxées en Suisse. Université Neuchâtel 2016.
 6 Enquête mandaté par Comparis, Innofact 2017.
 7 Philipp Morris 1991: Archetype Project Summary Presentation. Bates 2062146759/6786.
 8 Philipp Morris: American Archetype of Smoking. Bates 2062145444/5466.
 9 Lettre de 129 experts à Mme Margret Chan, secrétaire générale de l’OMS, Juin 16, 2014.
10 Kaplan S. FDA Panel Rejects Philip Morris’ Claim That Tobacco Stick is Safer Than Cigarettes. New York Times, Januar 2018.
11 RM. Kaelin: Protection de la jeunesse sans interdiction de la publicité ? Bull Méd Suisses. 2017;98(41):1347–9.
12 Junker C. : Le tout est supérieur à la somme de ses parties. Forum médical Suisse 2017 ;17(1-2) :36–7.
14 Tribunal fédéral. ATF 133 IV 222 du 9 juillet 2007.
15 Kaelin RM, Barben J, Schurmans. Cigarettes électroniques, e-chichas et «heat but not burn devices». Swiss Med Forum. 2017;17(5)113–9.
16 Rubinstein M, Delucchi K, Benowitz NL, Remo DE. Adolescent Exposure to Toxic Volatile Organic Chemicals From E-Cigarettes, Pediatrics 2018;(141):4.
17 Auer R, Concha-Lonzano N, Jacot-Sadovski Cornuz J. Heat not burn Tobacco Cigarettes: Smoke by Any Other Name. JAMA Med. online May 22, 2017.