Comment payer la médecine ?

Zu guter Letzt
Édition
2017/43
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2017.06134
Bull Med Suisses. 2017;98(43):1436

Affiliations
Institut Ethique Histoire Humanités (iEH2), Faculté de médecine, Genève

Publié le 25.10.2017

«Comment vont faire les médecins s’ils ne peuvent plus voir leurs patients plus de 20 minutes?» Payer la médecine n’est pas simple. Sous l’angle politique, on voit à quel point la rémunération médicale soulève les passions à chaque fois qu’on y touche. Sous l’angle éthique, cet enjeu est au moins aussi épineux. Nous gagnon­s, après tout, notre pain grâce à la souffrance de nos semblables. «Exiges ton dû tant que ça fait mal», ­disait un médecin médiéval cité dans le British Medical Journal en 1908. «Après la guérison, le médecin sent mauvais.»
Les praticiens doivent pourtant pouvoir vivre. Qui voudrait d’un monde où la médecine se dépeuplerait, faute de nous permettre de subvenir à nos besoins? Le soupçon qui s’attache au gain financier des médecins ne disparaît pourtant jamais complètement. A certaines époques, la figure du médecin riche est considérée avec ambivalence. Peut-être cherche-t-il l’argent davantage que le bien des malades? Peut-être, au contraire, est-­
ce le signe d’un praticien particulièrement excellent? Peut-être manque-t-il de charité (avant les assurances sociales, c’était de cela qu’il s’agissait) et ne soigne-t-il pas assez les pauvres? Payer la médecine, c’est introduire un risque: certains patients ne peuvent pas payer. Ce risque, d’abord individuel seulement, est de plus en plus exprimé comme un risque collectif. C’est comme société que nous craignons aujourd’hui de ne plus pouvoir payer la médecine.
Au nom de quoi une rémunération est-elle juste? En médecine, on ne paie pas le résultat, trop aléatoire. Mais alors quoi? Nous payons les actes, et nous payons le temps. Dans le cadre des DRG, nous payons selon la maladie. Dans certains pays, on paie les médecins par patient. Toutes ces approches ont leurs problèmes. Payer la consultation comme un acte, limité à 20 minutes? C’est nous demander une part de bénévolat. Forcément, on gronde. D’autant plus que cette mesure va toucher de manière disproportionnée les spécialités qui nécessitent plus de temps, et dont le revenu principal provient du temps. Ce ne sont pas celles où l’on gagne actuellement le plus, dirons-nous. Lorsque la facturation à la minute avait été introduite, en revanche, des confrères me parlaient d’une autre sorte de gène. En facturant tout, ils avaient l’impression de ne plus exercer un métier au service des autres, de ne plus rien offrir d’eux-mêmes à leur patient. Leur in­confort était parfois profond.
Il y a quelque chose de profondément vrai ici. Rares sont les choses pour lesquelles nous seront payés à la fois en argent et en reconnaissance. Si tout a été payé, nous sommes quittes. L’argent sert même à cela: il dépersonnalise une transaction pour qu’elle puisse avoir lieu en l’absence de confiance mutuelle [1]. Il n’est pas étonnant que dans la médecine, où la confiance et la ­relation sont indispensables, l’argent soit délicat.
Beaucoup de choses se cachent donc derrières ces difficultés récurrentes. Sans doute ne sont-elles pas entièrement solubles. Il y a cependant une autre manière d’approcher la question. Les rémunérations sont toujours aussi des encouragements: alors, que voulons-nous? Que les médecins passent plus, ou moins, de temps avec leurs patients? Que les personnes malades aillent plus, ou moins, souvent chez le médecin? On sait que l’argent compte parmi les critères qui influencent les choix de carrière des jeunes médecins: alors veut-on plus de telles ou de telles spécialités?
Selon que nous demandons «qu’est-il juste de gagner?» ou «quels effets souhaitons-nous?», les réponses changent. Les deux questions sont cependant légitimes. Ces enjeux sont difficiles, inconfortables, inévitablement tendus. Pour notre système de santé, ils sont incontournables.
samia.hurst[at]saez.ch
1 Graeber D. Debt: the first 5000 years. New York: Melville House Publishing; 2011.