L’après-postmodernisme

Zu guter Letzt
Édition
2017/41
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2017.06077
Bull Med Suisses. 2017;98(41):1352

Affiliations
PD Dr phil., dipl. biol., responsable du service Ethique chez Insel Gruppe AG (Berne), chercheur invité de la VU Amsterdam, Président
de la European Association of Centres of Medical Ethics (EACME) et membre de la rédaction de la rubrique Ethique du BMS

Publié le 11.10.2017

Vous êtes-vous déjà demandé dans quelle époque vous viviez? Question à laquelle il est impossible de répondre, car ce n’est que dans 50 à 100 ans que les ­humains, ou plutôt les cyborgs, se mettront d’accord pour nommer a posteriori notre époque. Je trouve ­cependant la question passionnante, car elle a pour moi des implications éthiques fondamentales concernant notre gestion actuelle du secteur de la santé. Je m’explique.
Il est entendu que nous désignons comme le «modernisme» la période qui commence il y a environ 100 ans, vers 1900, et qui va jusqu’en 1960 à peu près. Du point de vue actuel, les principaux ingrédients du modernisme sont la sécularisation éclairée de la vie sociale centrée sur l’individu, la rationalité, ainsi qu’une forte croyance dans le progrès, le tout s’appuyant sur les nouvelles perspectives de vie générées par la révolution industrielle et la production de masse. Cela s’est traduit par des formes claires en architecture, une littérature de la subjectivité et, bien sûr, par une conception de l’éthique passant par des principes moraux clairs. Depuis l’œuvre paradigmatique d’Emmanuel Kant, à l’époque des Lumières, et son impératif catégo-rique, l’éthique est désormais centrée sur l’individu et sur son autonomie. Il devient dès lors évident que le cœur de l’éthique médicale, à savoir la libre disposition de soi-même, a trouvé ici ses racines, et que l’ap­préciation de la relation patient-médecin, soit l’atté­nuation du paternalisme médical, va de pair avec le développe­ment de l’autodétermination vécu par le patien­t (même si cela ne s’est exprimé qu’à partir des années 80).
Puis est arrivé le «postmodernisme», avec la génération 68. Toutes les conquêtes du modernisme ont été «déconstruites» et balayées les unes après les autres; avec ironie, l’évidence a supplanté la raison, la préférence est allée à l’affect et à l’émotion, l’exigence de ­vérité a été tournée en dérision. La grande époque de la religion, des mythes et de la morale était révolue. Tolérance, liberté, Sex, Drugs and Rock ’n’ Roll. Pluralité radicale dans la société, et dans le domaine de l’éthique, pleins feux sur le contexte et les relations: le concept d’autonomie relationnelle était né. On ne prend plus en compte uniquement ce qui se passe entre le patient et son médecin, l’ensemble du réseau devient important, d’innombrables métiers de la santé se centrent sur l’événement, les proches, la famille, les animaux domestiques... tout s’entremêle.
Certes, beaucoup de médecins ne savent peut-être pas qu’ils exercent depuis longtemps déjà dans le post­modernisme (je ne pense pas que ce soit une obligation d’en être conscient). Mais à mon avis, le postmodernisme est passé. Il a fait son temps. Au moment précis où la raison tournée en dérision a abouti à l’élection d’un président américain comme Donald Trump, à cet instant-là, beaucoup d’entre nous ont fermé intérieurement les portes séduisantes du postmodernisme, épouvantés et la gorge nouée, et se sont demandés en silence: et maintenant? On revient au modernisme? Et sinon? Qu’est ce qui succède désormais à la déconstruction ironique et au rela­tivisme amer du postmodernisme?
Pas besoin d’aller jusqu’au président américain (auquel je ne voudrais pas trop manquer d’égards). Nous pouvons rester dans le secteur de la santé de notre pays: incriminations des incitations économiques exagérées, autodétermination des patients qui nous dépasse, méde­cine qui doit répondre aux souhaits des patients, Big Data, nouveau mythe de la médecine personnalisée, relève, délestage des responsabilités, en un mot un dangereux mélange d’idéologies modernistes et postmodernistes. Laissons tout ce bavardage derrière nous et ayons une pensée innovante. Inaugurons la nouvelle époque de l’après-postmodernisme. Irmtraud ­Huber parle ici (du point de vue de la littérature) d’une nouvelle ère de la «reconstruction» (qui suit la construc­tion / le modernisme et la déconstruction / le post­modernisme) [1]. Ce qui signifie aussi reprendre nos respons­abilités, connaître et affirmer nos propres principes moraux, se mettre d’accord, devenir politique, intervenir. Prendre ce qu’il y a de mieux dans le modernisme et le postmodernisme, reconstruire, envisager l’avenir de façon innovante. Arrêter de gémir et recommencer à agir, pour le bien commun, non plus seulement pour sa propre caisse. Vous êtes de la partie? Moi oui. Alors, allons-y.
rouven.porz[at]saez.ch
1 Irmtraud Huber: Literature after Postmodernism. Reconstructive Fantasies. Palcrave Macmillan 2014.