Faits alternatifs et 
éthique narrative

Zu guter Letzt
Édition
2017/19
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2017.05615
Bull Med Suisses. 2017;98(19):624

Affiliations
Privat-docent, docteur ès lettres, biologiste dipl., responsable de la cellule Ethique clinique de l’Insel Gruppe AG (Berne), chercheur à l’université populaire d’Amsterdam, secrétaire général de l’European Association of Centres of Medical Ethics (EACME) et membre de la rédaction éthique du BMS

Publié le 10.05.2017

Je crois que Donald Trump a modifié les cours d’éthique. En tout cas, il a changé celui que je prépare en tant qu’enseignant d’éthique. Jusqu’ici, mon cours était toujours structuré de la manière suivante: je présentais l’éthique en tant que discipline scientifique, que distinction entre les faits et les valeurs, que réflexion sur des arguments pour et contre, qu’état des lieux rationnel qui s’intéresse aux principes, à la cohérence, aux conséquences et à la transparence, toujours dans un idéal de quête d’une coexistence aussi harmonieuse que possible entre les gens.
Au premier abord, les résultats des élections américaines ont, d’une certaine manière, ébranlé cette façon de voir parce que – il faut être honnête et certains étudiants n’ont d’ailleurs pas manqué de le souligner – l’on peut devenir extrêmement puissant dans ce monde occidental sans posséder ce type d’éthique, c.-à-d. apparemment sans arguments cohérents ni rationalité rigoureuse, simplement en racontant des histoires qui convainquent semble-t-il les gens. Bien sûr, la politique a peut-être toujours été ainsi, mais c’est devenu plus évident pour tout le monde avec les élections aux Etats-Unis: «faits alternatifs» est la nouvelle expression en vogue. Il s’agit de raconter n’importe quoi en soutenant mordicus que c’est la vérité.
Fort heureusement, l’éthique peut ici aussi nous aider à révéler les faits alternatifs comme tels. Il suffit pour cela de fouiller un peu plus profondément dans son répertoire méthodologique. C’est l’éthique dite narrative qui peut nous être utile dans ce cas. On entend par là une approche qui attache une importance éthique particulière aux conceptions des valeurs et des normes des différentes histoires. Dans celle-ci, le paradigme fondamental est que nos identités humaines sont toujours contenues dans des histoires et que le fait de raconter des histoires peut même être considéré comme la conditio humana.
Revenons-en à présent aux élections américaines. L’accent mis sur les histoires, ou stories/narratives, ne veut pas dire que chacun a la possibilité ou le droit de raconter tout ce qu’il veut. Les histoires et récits à la base de notre coexistence et auxquels l’éthique narrative s’intéresse principalement ne sont pas les contes de fées ou fairytales et encore moins la science-fiction. Se concentrer sur de tels récits imaginaires constituerait une tout autre approche (pour laquelle la psychiatrie, par exemple, est plus qualifiée).
L’éthique narrative consiste en une analyse éthique d’histoires réelles. Pour distinguer les histoires «réel­les» et «imaginaires», Hilde Lindemann propose par exemple une caractérisation en quatre étapes très utile. Les histoires réelles doivent (a) avoir un sens pour les auditeurs, être (b) claires et (c) sélectives et (d) elles doivent comporter des éléments cohésifs, qui permettent donc une compréhension globale [1]. Bref, une histoire exacte doit remplir certains critères de qualité. Hilde Lindemann ajoute trois autres points: l’histoire que quelqu’un raconte doit être (e) compréhensible pour les personnes extérieures. Elle doit (f) pouvoir se mesurer aux actes quotidiens de la personne en question. Et elle doit expliquer ces actes de manière intelligible et sembler (g) cohérente au regard de leur pondération et de leurs proportions [2].
Il va de soi que les critères d’analyse de Lindemann ne pourront empêcher personne de raconter des mensonges éhontés ou de répandre d’effarants «faits alternatifs». Ils m’aident cependant, à la fois dans la réflexion et l’écoute. L’éthique narrative m’a notamment permis de faire une découverte. Les histoires ne doivent pas forcément être «vraies». Mais afin que je puisse réagir de manière appropriée à celles de mon ­interlocuteur, elles doivent au moins m’être racontées avec «exactitude». Nous devrions donc tous travailler sur nos propres histoires afin de les rendre plus «exactes», selon moi.
rouven.porz[at]insel.ch
1 Hilde Lindemann (2001): Damaged identities, narrative repair, Ithaca, Cornell University Press.
2 Hilde Lindemann (2006): «Wrinkles in time: narrative approaches to ethics.» Dans: Zeithorizonte des Ethischen –
Zur Bedeutung der Temporalität in der Fundamental- und Bioethik. Publié par G. Pfleiderer et C. Rehmann-Sutter. ­Stuttgart: Kohlhammer, 123–32.